Délimitations du texte
Notre extrait commence à “Notre monde vient d’en trouver un autre” et s’achève à la phrase suivante : “vous leur ôtez toute l’occasion de tant de victoires” (p. 44 à 46 dans l’édition Librio).
Si pendant notre cours, j'ai parlé de paragraphes, en me fondant sur le texte de l'édition Librio ainsi décomposé, je vous invite à ne pas le faire pour l'oral
; je vais probablement vous proposer de vous fonder sur le texte de l’édition Folio plus classiques, où les paragraphes n’apparaissent pas. C’est un texte plus proche de celui de Montaigne, et il est plus riche en notes de bas de page, utiles pour notre lecture.
Préambule : retour sur le titre du chapitre
Je reprends ici les éléments d’un échange avec l’une de vos camarades, pour éclairer mon propos sur le titre du chapitre.
Mon propos consistait à dire que le titre du chapitre entretient, en somme, comme un lien métonymique avec son contenu. Il n’est pas tant question des “coches” que de la grandeur, telle que le pouvoir, de la Rome antique au défilé du 14-Juillet chez nous, se donne à voir (démonstrations de force, parades militaires…). Le vrai fil conducteur du chapitre, c’est cette réflexion sur la magnificence d’une société (dont les coches peuvent être un instrument).
Cette proposition de lecture du titre ne doit pas vous enfermer. Il s’agit simplement de mettre au jour le fonctionnement de l’écriture de Montaigne. Il aurait très bien pu renommer son chapitre “De la magnificence”. Sans doute le titre retenu, par détour, invite-t-il le lecteur à plus de réflexion ; sans doute le caractère concret du “coche”, du véhicule, est-il plus proche de la façon de penser de Montaigne, qui réfléchit par images, plus que par idées, ou du moins qui part de l’expérience du réel pour fonder son jugement. En cela, c’est un écrivain proche de nous : bien souvent la langue courante procède par métaphores et par métonymies (les “bruits de bottes” signifiant par métonymie l’invasion, la venue de la guerre, par exemple).
De qui Montaigne parle-t-il dans cet extrait ?
Si le chapitre “Des Cannibales” évoquait les Indiens Tupinambas qui vivaient, dans les années 1550, sur une terre située dans l’actuel Brésil, “Des coches” fait référence aux derniers Incas (cf. la référence à leur capitale Cuzco) et aux derniers Aztèques (cf. la mention de leur capitale Mexico, qu’ils appelaient Tenochtitlan). Ce n’est pas tout à fait le même type de “bon sauvage” (je rappelle que cette figure, inventée, naît notamment dans ces pages des Essais, et sera développée jusqu’au siècle des Lumières).
Proposition de synthèse
- Ces pages du chapitre “Des coches” développent ce qui, initialement, constituait un exemple, au service de l’argumentaire de Montaigne sur les limites de la connaissance des hommes en général, et de ceux de son temps en particulier. L’évocation du Nouveau Monde illustre l’immensité de l’ignorance des Européens selon l’humaniste.
- Mais l’exemple permet à Montaigne de construire une réflexion nouvelle, qui met en miroir à la fois l’innocence, la beauté et la magnificence des sociétés amérindiennes, et la cruauté des conquistadors.
- L’extrait consiste en un éloge des qualités collectives et individuelles des Amérindiens, dignes des grands exemples de l’Antiquité, éloge mélancolique, teinté de regret, car Montaigne sait leur déclin entamé (or c’est le déclin et la “ruine” d’un monde tout juste apparu) ; dans le même temps, il s’agit d’un blâme des Européens et de leur conquête, seulement fondée sur la supériorité technique. Prenons vraiment la mesure du caractère paradoxal et subversif d’un tel texte au XVIe siècle : il était pour le moins paradoxal de louer la bravoure et la grandeur d’un peuple de sauvages, vaincu qui plus est !
Guide de relecture et de préparation à l’explication
Pour bien situer l’extrait
Le chapitre porte, on l’a dit, sur de nombreux sujets ; s’il y a un fil directeur, c’est peut-être la réflexion sur la magnificence, sur l’action des princes, souvent blâmée par Montaigne, quand elle consiste en d’excessives dépenses d’apparat…
Et dans les pages qui précèdent notre extrait, Montaigne entretisse deux réflexions :
- je l’ai écrit plus haut, il affirme que nos connaissances - et celles des Européens de son temps en particulier - sont limitées. L’exemple du Nouveau Monde en témoigne spectaculairement. C’est une variation sur la pensée sceptique très caractéristique de l’écrivain, héritier de cette philosophie de l’Antiquité. Pour prendre la mesure de cet abîme d’ignorance, mais aussi, sans doute, parce qu’il incite perpétuellement à penser l’altérité, à penser ce qui est autre, et à partir de ce qui est autre, Montaigne invite aussi son lecteur à se départir d’un regard ethnocentrique : il faut penser en se situant hors de son espace-temps, en somme (cf. l’exemple sur l’invention de l’artillerie).
- Ce faisant, Montaigne oppose deux époques : celle, admirée, de l’Antiquité ; la sienne, dont nous devons nous rappeler qu’elle est synonyme de guerre et de déchirements. Il les confronte au travers du propos de Lucrèce, célèbre poète matérialiste latin du Ier siècle avant Jésus-Christ ; dans les vers intégrés au chapitre, le poète célèbre son époque comme si elle était l’avènement d’un monde neuf, tant il admire son inventivité. Par contraste, l’Europe des guerres de Religion (j’insère ici l’expression telle qu’elle est employée par les historiens) est évidemment donnée à voir de façon péjorative. La Renaissance admire et parfois regrette l’Antiquité perdue. Ce propos prépare évidemment la suite : le monde amérindien apparaîtra comme neuf aux yeux de Montaigne, presque comme une Antiquité retrouvée, distante de l’Europe occidentale par l’espace et non par le temps.
Au fil du texte. 1 : La construction d’une image : celle d’un monde enfant
- Relisez soigneusement la première phrase. Soyez à même de montrer comment elle suggère la sidération des Européens, la portée de la découverte de cet “autre monde”, par sa construction et par le jeu phonique (je vous renvoie à la fin de mon feuilletage des premières pages du chapitre).
- Observez l’efficacité de la question rhétorique entre parenthèses, qui poursuit la réflexion sur la limite des connaissances.
- Comment le Nouveau Monde est-il personnifié ?
- Et surtout, pourquoi ? Pensez à la fois à observer et à interpréter : éloge implicite de la proximité avec la nature (la “mère nourrice”), qui vous permettra un parallèle avec “Des Cannibales”, construction (idéalisée ?) d’une figure simple, naïve, digne de considération et bientôt, quand il sera question de la cruelle conquête européenne, de pitié ; parallèlement, élaboration d’une image, celle de l’enfant, qui suppose la nécessité d’une éducation (là encore, Montaigne prépare la suite de son propos) ; enfin, possible inscription de cette figure de l’enfant et de la mère nourrice dans une tradition iconographique, celle de la Vierge à l’enfant, qui tendrait à sacraliser les Amérindiens. Voilà quelques hypothèses, non exclusives d’autres propositions que vous pourriez développer.
- La personnification de ce monde nouveau en jeune enfant conforte la cohérence de l’extrait avec les pages qui précèdent, puisque Montaigne incorporait des vers de Lucrèce chantant “la jeunesse de son siècle”.
- Comment comprenez-vous le déséquilibre de ce monde en partie paralysé ? L’image de ce corps rappelle l’analogie fréquente, à la Renaissance, entre le monde et le corps humain (du macrocosme au microcosme). Quoi qu’il en soit, l’un des intérêts de mobiliser cette comparaison classique au temps de Montaigne, c’est peut-être de dire qu’en dépit des différences entre l’Ancien et le Nouveau Monde, le monde est un.
Au fil du texte. 2 : Deux mondes face à face, ou l’éloge de la magnificence des Amérindiens
- Comment et pourquoi Montaigne mobilise-t-il l’ironie dans la phrase qui commence par “Je crains bien…” ?
- Quel est l’intérêt de faire se suivre l’image de l’enfant et les termes qu’emploie Montaigne dans cette phrase ?
- Dans la phrase qui commence à “pourtant, nous ne l’avons pas fouetté…”, observez la façon dont il a recours, au service de l’ironie, à la litote (une figure de style qui consiste à atténuer ce qu’on dit, en apparence, pour mieux souligner la portée de ce qu’on exprime). Que signifie cette litote sur l’éducation des Amérindiens par les Européens ?
- “Pas fouetté et soumis (…), ni (…) gagné, ni subjugué” : quelle progression se dessine ici ? Quel est l’effet de la répétition de la négation ?
- “clarté naturelle et pertinence”, “adresse”, “dévotion…” : pensez bien à montrer comme Montaigne ouvre l’éventail des qualités qu’il trouve aux Amérindiens.
- Comment Montaigne fait-il l’éloge de la magnificence des sociétés précolombiennes ? Prenez le temps d’examiner le recours à l’hyperbole, à l’énumération, source de puissants effets d’accumulation ; regardez aussi la progression du propos : jardin, cabinet, beauté des ouvrages.
- Regardez comme se bâtissent en miroir les phrases “ils ne nous devaient rien en clarté d’esprit naturelle et en pertinence” et “Mais, quant à la dévotion (…), il nous a bien servi de n’en avoir pas tant qu’eux”. Pourquoi cette construction ?
- Comment fonctionne l’ironie dans cette dernière phrase ?
- L’effet d’insistance est marqué, à la fin de ce passage, par la répétition de la conjonction de coordination “et” (c’est ce qu’on appelle une polysyndète : il y a plusieurs marques de liaison) : comment interprétez-vous cette phrase ? Quel regard Montaigne porte-t-il sur cette défaillance des Amérindiens face aux Européens ? Comment la liriez-vous à voix haute ?
Au fil du texte. 3 : De “mécaniques” et artificielles victoires, sans mérite
- Après la magnificence royale des grandes villes et des jardins, des royaumes en somme, images de la puissance de ces civilisations détruites, c’est sur les qualités individuelles que se poursuit le propos. Voyez de nouveau l’importance de l’énumération dans la construction de l’éloge.
- Quelle est la portée, pour les lecteurs du XVIe siècle, de la comparaison proposée par Montaigne avec les “plus fameux exemples anciens (…) de notre monde par deçà” ?
- La thèse de Montaigne - la grandeur morale des Amérindiens - appelle une illustration, des exemples. C’est tout le sens de la longue phrase qui suit, de “Car, pour ceux qui les ont mis sous le joug” à “toute l’occasion de tant de victoires”.
- Observez la construction de cette période. Une période est une phrase qui se caractérise par son ampleur ; elle est “l’élément central de la prose d’art” et le cœur de l’argumentation dans la rhétorique classique ; idéalement, elle engage et conclut un argumentaire complet (Lexique des termes littéraires, dir. M. Jarrety). Une période suppose deux temps : la protase, c’est-à-dire le premier mouvement, qu’on dira à voix haute avec une intonation montante ; l’apodose, c’est-à-dire le second mouvement, une intonation descendante. Ici, l’apodose commence à “vous leur ôtez…”. Notre période pourrait être analysée comme une période binaire ; je propose d’y voir plutôt une période ternaire, fondée sur le schéma suivante : protase, protase, apodose. Essayez tout simplement de lire cette phrase à voix haute. Le déséquilibre de cette période (deux longues protases, une brève apodose) crée assurément un effet de chute porteur de toute l’ironie, voire du mépris de l’humaniste pour le caractère artificiel des conquêtes européennes.
- Après une lecture de l’ensemble de la phrase, vous pouvez affûter votre regard et la commenter dans le détail. Si vous procédez progressivement, par zoom en quelque sorte, regardez la structure des deux protases, fondée sur les verbes suivants : la première protase s’ouvre au début de la phrase et trouve un premier point d’appui avec la séquence “qu’ils ôtent” ; le verbe est suivi d’une énumération très riche et amplifiée par divers compléments (première protase). La seconde protase prolonge la première, à partir du verbe “ajoutez-y”, à l’impératif cette fois. Autrement dit, par l’impératif, Montaigne implique le lecteur dans le propos. Ce verbe est lui aussi complété par une énumération très ample. Un troisième et dernier verbe clôt cette seconde protase : “décomptez, dis-je” ; il est aussi à l’impératif : le lecteur est jusqu’au bout impliqué dans l’argumentaire, appelé à peser les forces qui se sont affrontées. La structure ternaire, grâce à ces trois verbes, participe de l’équilibre et du crescendo de cette période.
- L’apodose (“vous leur ôtez toute l’occasion de tant de victoires”), comparativement très brève, se lit alors comme une chute : le résultat de ces additions et soustractions conduit à un constat : la conquête était d’autant plus misérable, digne de mépris, qu’elle était aisée à mener, compte tenu de la supériorité technique des Européens.
Si vous vous sentez perdus à cause du vocabulaire spécifique à l'analyse littéraire, dont je rappelle qu'il a vocation à éviter les périphrases (protase est plus simple que "première partie de la phrase qui monte"), soyez cependant à même de rendre compte de l'essentiel, à savoir le long crescendo qui par énumérations successives décrit le rapport de force déséquilibré entre Amérindiens et Européens, et s'achève brutalement sur une conclusion amère et dépréciative à l'endroit des conquistadors.
Marquons un bref temps d’arrêt. Au départ, je l’ai indiqué, l’évocation du Nouveau Monde n’était dans ce chapitre qu’un exemple, au service d’un argumentaire qui étaye la thèse sceptique de Montaigne : toute connaissance humaine est limitée, et singulièrement celle de l’Europe et de la France du XVIe siècle, qui figure un monde en déclin.
En définitive, cet exemple est amplement développé et alimente dès lors une autre thèse : les sociétés amérindiennes n’avaient rien à envier aux Européens qui les ont pourtant vaincus. Ces derniers auraient tort, selon Montaigne de tirer orgueil de leurs conquêtes.
C’est là que l’on retrouve le fil conducteur du chapitre, qui portait, on l’a dit, sur la magnificence, l’exposition du prestige militaire et politique, dont les coches, souvent, ont été l’instrument. Ce que Montaigne dit, c’est qu’il n’y avait nulle grandeur dans la conquête du Nouveau Monde. Si grandeur il y eut, elle était chez les derniers Aztèques et les derniers Incas.
- Revenons à l’analyse de détail, à partir de “Car, pour ceux qui les ont mis sous le joug…”. Observez, au départ de cette phrase, le vocabulaire péjoratif, qui mine d’avance la victoire des Européens.
- Attachez-vous à tout ce que mobilise Montaigne pour montrer à son lecteur que l’étonnement et la naïveté des Amérindiens les ont piégés : énumérations (par exemple “divers en langage, religion, en forme et en contenance…”), amplification (“d’un endroit du monde si éloigné et où ils n’avaient jamais imaginé qu’il y eût habitation quelconque”), procédés d’insistance (“un endroit du monde si éloigné”) et décentrement du point de vue (les “grands monstres inconnus” sont les chevaux), hyperboles (“une arme tranchante et resplendissante”)… À vous de compléter !
- Voyez comme l’éloge de la curiosité et du mépris des richesses symbolisées par l’or se niche au cœur de cette argumentation : c’est l’exemple du “miracle de la lueur d’un miroir ou d’un couteau”, notamment. Ce sera l’occasion de rappeler le rôle crucial de l’or du Nouveau Monde au départ des expéditions européennes.
- Soyez capables de montrer comme la description de l’armement européen sert une vision négative de la conquête.
- Revenez bien sûr, c’est essentiel, sur le rôle de l’évocation de César. À quoi sert de mentionner ce conquérant et stratège qui demeure un modèle au XVIe siècle ?
- Voyez comme Montaigne met en perspective l’armement européen et l’équipement des Amérindiens.
- De l’armement, il revient bientôt aux qualités de ces peuples (c’est aussi sur ce point que s’ouvrait cet extrait de votre texte, délimité dans l’édition Librio sous la forme d’un paragraphe : vous remarquerez le soin accordé à la construction du propos, à travers ce bouclage) : pourquoi insister sur “l’amitié” et la “bonne foi” des Amérindiens ?
Prolongements
Je laisse pour l’instant cette rubrique vide : nous n’avons pas encore relu ensemble la fin du chapitre, et le confinement nous en empêchera peut-être. Je tâcherai le cas échéant de vous proposer une relecture rapide de l’essentiel, et notamment de la très belle dernière page, qui décrit la chute du dernier roi inca. Un roi qui ne se déplaçait pas… en coche, et dont le prestige se manifestait autrement.
Ce pourra être, bien entendu, une source d’ouvertures intéressantes pour votre futur oral.