Situation de ce texte dans notre chapitre ; éléments pour une introduction
“Il nous faudrait des topographes, qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont été”, rêve Montaigne dans le chapitre “Des Cannibales”, opposant ce vocable à celui de “cosmographes”, comme on appelait les géographes de l’époque, dont le discours formait selon l’humaniste un écran avec le monde. S’approcher des coutumes pour mieux les comprendre, fonder la connaissance sur l’expérience et non sur un savoir pré-établi, toujours limité et susceptible d’être remis en cause.
Ce faisant, Montaigne posait dès le XVIe siècle, deux cents ans avant les Lumières, les fondements de l’ethnologie, l’étude des peuples, qui se rattache au discours sur l’homme, l’anthropologie.
S’approcher des coutumes de l’autre, c’est précisément ce que fait l’écrivain et ethnologue Michel Leiris, secrétaire de l’expédition ethnographique Dakar Djibouti (1931-1933). Il saisit et enregistre cette expérience dans ce qui est censé être le journal de bord de l’expédition, et qui deviendra le livre L’Afrique fantôme.
Proposition de synthèse
- Ce sont là trois extraits de L’Afrique fantôme, journal de bord scientifique et collectif devenu journal personnel, où se mêlent notations ethnographiques et réflexions parfois de nature intime.
- Nos trois extraits se succèdent en quelques jours pour dire le malaise de l’auteur face à ce qu’il considère comme les limites de l’enquête ethnographique : elle fait obstacle à toute rencontre authentique, parce que le sujet observé est de fait considéré comme un objet de connaissance : ces positions respectives créent une asymétrie.
- M. Leiris en vient à énoncer une thèse paradoxale : la subjectivité seule permettrait de rendre compte de l’expérience de l’altérité aussi objectivement que possible. C’est pourquoi l’écriture même de ce qui était censé être une compilation de comptes-rendus scientifiques tend vers une écriture personnelle, qui emprunte à l’essai et au journal intime leur liberté de construction, mais aussi leur diversité de thèmes et de tons.
Voyez comme ces trois points (qui répondent aux questions : qu’est-ce que ce texte ? qu’évoque-t-il ? quelle est sa portée ?) peuvent, réunis, former le projet de lecture d’une explication à l’oral ou d’un commentaire à l’écrit :
Dans ces extraits d’un journal de bord qui voisine avec la méditation personnelle, l’ethnologue Michel Leiris énonce à la fois les limites de l’enquête ethnographique et le malaise qu’elle génère en lui, à mesure qu’il peine à rencontrer vraiment les populations qu’il est venu découvrir.
Guide de relecture
Les mouvements du texte : trois notes, trois dates
Je rappelle s’il en était besoin que l’extrait résulte d’un découpage que je vous ai proposé. J’avais ôté dans l’édition proposée quelques éléments peu accessibles et qui ne nous auraient pas éclairés sur la démarche de Michel Leiris, notamment entre le 31 mars et le 4 avril. Je me suis attaché à la cohérence entre ces trois notes : c’est la même réflexion que poursuit Leiris, du 30 mars au 4 avril 1932.
- 30 mars 1932 : M. Leiris expose ses doutes, ses questionnements, son “malaise”.
- 31 mars 1932 : cette note énonce les limites, voire le rejet de l’enquête ethnographique, en ce qu’elle rend impossible le contact et la connaissance de l’autre qui pourtant sont le fondements mêmes de cette entreprise.
- 4 avril 1932 : M. Leiris parvient à énoncer une thèse paradoxale : seule le recours à la subjectivité peut garantir le fondement scientifique du propos.
30 (et 31 mars 1932, dans une certaine mesure)
- Qu’est-ce qui, sur le plan de l’écriture, rattache cet extrait à un journal ? Date, phrase non verbale (voir au début de la note du 30, et aussi au début du dernier extrait), questions… autant de points à commenter.
- Comment Leiris questionne-t-il et dénigre-t-il ses propres choix ? Lexique, connotation péjorative implicite dans des expressions opposées terme à terme (“attitude littéraire” contre “attitude scientifique”), négation exceptive (ne… que…). Sur ce point, je vous invite à relire et commenter en même temps certains passages de l’extrait du 31 mars. Même si l’explication est linéaire, faire parfois un bond quelques lignes plus bas n’est pas interdit, si le propos demeure cohérent. Ou bien, annoncez brièvement que ce questionnement sur l’expédition rêvée trouvera une expression plus radicale encore dans la note du lendemain.
- La déception de Leiris s’explique largement par le rêve qu’il projetait : quel était celui-ci ? Comment le qualifier ? Que pensez-vous de l’expression “l’allure d’un de ces beaux corsaires ravagés” ? Peut-on y lire une forme d’autodérision quant aux espoirs initiaux de l’écrivain ? À quelles figures évoquées dans la note du 30 mars les “beaux corsaires ravagés” s’opposent-ils ?
- Quelle vision de l’écriture est proposée ici ? Quelles formules emploie-t-il ? Comment les caractériser ?
31 mars 1932
- Revoyez si nécessaire la définition de “pléthore” dans un dictionnaire.
- Peut-on éventuellement lire la première phrase, “j’ai engraissé”, au sens figuré ? De quoi serait-ce la métaphore en ce cas ?
- “Touristes” (30 mars), “pléthore”, “vie… plate et bourgeoise”, “beaux corsaires ravagés” : pensez à montrer l’opposition entre ces représentations de l’ethnographe au travail. Au fond, y en a-t-il une seule qui soit pleinement méliorative ?
- Comment le travail de l’ethnographe est-il ici critiqué ?
- Comment comprendre la comparaison avec “l’interrogatoire de police” ? En quoi cette image est-elle particulièrement dépréciative ?
- Dans cette phrase, quel rôle joue le présent : “On ne s’approche pas tellement des hommes en s’approchant de leurs coutumes” ?
- Quel est le rôle de la question rhétorique suivante ?
- Pourquoi aller jusqu’à évoquer, de façon provocante, le fait de n’avoir “jamais couché avec une femme noire” ? Pensez à réfléchir à l’effet de l’exclamation qui suit.
4 avril 1932
- Montrez comme le journal qu’est L’Afrique fantôme permet ici à Leiris, par l’écriture, d’avancer dans sa réflexion, une phrase après l’autre. Vous serez attentifs par exemple à la progression de la pensée, à son explicitation qui va croissant dans cette dernière note. L’écriture lui permet en quelque sorte d’accoucher de la thèse qui offre une réponse à ses questionnements.
- En quoi la “thèse” de Leiris est-elle paradoxale ?
- Pourquoi le choix d’une écriture subjective rend-elle finalement compte avec justesse, avec objectivité, de l’expérience de M. Leiris, mieux que le compte-rendu scientifique qu’il aurait dû rédiger ? Comment comprenez-vous ce paradoxe ? Pourquoi fallait-il que l’écrivain renonce à l’objectivité ? A-t-il dans notre page, singulièrement dans la note du 31 mars, porté cette subjectivité à son paroxysme ? Si oui, par quelle formule, dans quelle phrase ?
Pour une ouverture intéressante en conclusion
Vous l’avez compris, la lecture de ce texte de Michel Leiris trouve à s’enrichir de celle du chapitre “Des Cannibales”. Vous pourriez très bien terminer votre conclusion par une ouverture qui consisterait en une brève comparaison entre les réflexions des deux hommes. Voici des points de comparaison possibles :
- la question de la subjectivité,
- celle du savoir, écran qui entrave la rencontre de l’autre dans les deux cas (quand il est pré-constitué chez Montaigne, quand il est l’objet de la rencontre chez Leiris),
- leur rapport à la science de l’autre : le premier pose les fondements de l’ethnologie, quand le second en révèle les limites.