Bref rappel sur le théâtre de Marivaux et sur la pièce
Je vous invite à revenir à vos notes et à enrichir, si besoin était, vos connaissances sur cet écrivain. Vous pouvez vous référer à la notice biographique que je vous ai proposée sur le polycopié du texte, que je reproduis ici :
« Il n’y a que le sentiment qui puisse nous donner des nouvelles un peu sûres de nous », lit-on dans le roman La Vie de Marianne. Son auteur, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1688-1763), dramaturge et romancier, renouvelle le genre de la comédie comme peu avant lui l’avaient fait depuis Molière. Ses pièces racontent l’histoire d’un sentiment amoureux, et mettent au premier plan les jeunes gens qui se révèlent à eux-mêmes l’amour qu’ils éprouvent, tout en l’affrontant aux réalités sociales de leur temps. Les valets, confidents, parfois en miroir de leurs maîtres, aident souvent ces derniers à vaincre les obstacles qu’ils rencontrent, aussi intérieurs que sociaux. Depuis Marivaux, le « marivaudage » désigne un langage subtil et raffiné, jouant sur l’implicite, tout en détours et en dissimulations, qui permet la reconnaissance du sentiment amoureux.
Sur L’Île des Esclaves
Le théâtre de Marivaux met souvent en scène des jeux de masque et des inversions de rôles. Ici, des naufragés jetés par la tempête sur l’île des Esclaves, qui donne son titre à la pièce, sont obligés, selon la loi de cette république, d’échanger leurs conditions : Iphicrate devient l’esclave de son esclave Arlequin et Euphrosine devient l’esclave de son esclave Cléanthis. Les nouveaux maîtres se prennent alors au jeu.
Guide de relecture
Proposition de synthèse
- C’est une scène de comédie : nous retrouvons deux valets et leurs maîtres dans un échange comique et alerte. Mais les rôles sont inversés, et Cléanthis et Arlequin vont tenter d’imiter Euphrosine et Iphicrate, presque réduits au silence.
- C’est donc aussi, du fait de cette mise en abyme, une scène de théâtre dans le théâtre : conscients de leur nouveau rôle, les deux valets préparent puis reproduisent avec plus ou moins de réussite une conversation galante comme ils ont l’habitude d’en entendre. Mais si Cléanthis imite sa maîtresse par envie, Arlequin parodie son “patron” par jeu, en demeurant le bouffon à la fois drôle, maladroit et lucide du théâtre italien.
- À travers ses personnages, Marivaux fait la satire de ce théâtre qu’est la vie mondaine ; la parole désormais aux valets, par effet de concentration (les dialogues qu’ils ont entendus sont reproduits en une seule scène), exhibe le caractère artificiel et codifié de la conversation mondaine. Le désir de Cléanthis et la perspicacité d’Arlequin, qui les voit tous deux comme “aussi bouffons que (leurs) maîtres”, portent cette satire avec légèreté et acuité à la fois.
Deux mouvements dans notre extrait
- La préparation de la scène galante à l’intérieur de la scène : du début à la didascalie : “Iphicrate et Euphrosine s’éloignent en faisant des gestes d’étonnement et de douleur ; Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin Euphrosine”. Dans ce premier mouvement, les deux valets devenus maîtres réfléchissent à ce qu’ils vont jouer : une scène typique de la vie mondaine.
- La scène dans la scène, de cette didascalie à la fin de l’extrait : Cléanthis et Arlequin miment la badinerie amoureuse.
Au fil du texte
Les préparatifs de la mise en scène
- Nous avions vu ensemble, chez Molière avec Sganarelle, chez Beaumarchais avec Figaro, l’importance de la parole comme marqueur social et comme instrument de pouvoir. Or c’est justement de parole qu’il est question, dès la première réplique d’Arlequin : pensez à montrer en quoi. Pourquoi est-ce intéressant de faire cette observation ? Quelle parole est accordée aux anciens maîtres dans cet extrait ?
- Qu’est-ce qui suggère déjà la parodie de conversation amoureuse dans la réplique d’Arlequin ?
- En quoi le valet paraît-il décalé par rapport à sa tentative d’imitation des maîtres ? Observez notamment le niveau de langue.
- Qu’est-ce qui traduit son excitation ? Comment expliquer son état ?
- Quel rôle Cléanthis joue-t-elle dans le dialogue, au vu de sa première réplique ? Ce peut être le moment d’un second rappel culturel. Pensez à signaler comme, depuis le XVIIe siècle, s’est développée en France une société de la conversation dans les salons. C’est un art vivant, intime et social à la fois, un loisir essentiel de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, qui voisine avec la littérature. Molière s’en est largement fait l’écho, dès Les précieuses ridicules.
- L’échange permet d’établir les termes du théâtre dans le théâtre, de la scène mondaine qui va se jouer à l’intérieur de la scène : montrez comment les personnages se préparent (pensez aux impératifs, à la succession d’injonctions par exemple, à l’énumération des codes de la vie mondaine) ; mettez en évidence la façon dont ils vont imiter la conversation amoureuse de leurs maîtres.
- Les deux personnages se coulent-ils parfaitement dans le rôle des maîtres ici ? Là encore, référez-vous à la langue dans chacune de leurs répliques. Songez que tout écart, tout contrepoint est créateur d’une tension comique.
- Comment diriez-vous la réplique adressée par Arlequin à Iphicrate, notamment quand il l’apostrophe ?
- Ce peut être l’occasion de faire un aparté sur l’onomastique, c’est-à-dire sur l’étude des noms : à quoi renvoie le nom d’Iphicrate (observez le suffixe) ? Celui d’Euphrosine (observez le préfixe) ?
- Cléanthis a-t-elle l’air de tenir compte de l’échange entre Arlequin et Iphicrate ? Pourquoi ? Comment la mettriez-vous en scène ? Que peut-on imaginer quand elle recommande qu’ils se promènent “de cette manière-là” ? Que suggère cette didascalie interne ?
- Là encore, quelle importance revêtent, dans sa réplique, le futur et les impératifs ? Pourquoi faut-il guider Arlequin ainsi ? Quelles hypothèses peut-on faire (rôle prééminent des femmes dans l’élaboration et la pratique de ces codes galants, gaucherie d’Arlequin…) ?
Une didascalie interne, pour mémoire, est une indication scénique directement intégrée au texte des personnages.
- Comment se situe Arlequin par rapport à elle ? Que pensez-vous du fait qu’il évoque encore leurs “patrons” ?
- Que dire de l’attitude des maîtres au vu de la didascalie ? Si à l’oral, vous n’avez pas encore évoqué leur quasi-silence dans la scène, ce peut être pertinent de le faire ici.
La conversation galante : une réussite ?
- La scène s’engage : montrez comment les rôles sont distribués dans cette imitation d’une conversation galante. Qui a l’initiative ? Qui dirige réellement le dialogue ? À quoi cela se voit-il ?
- Nouveau rappel culturel : souvenez-vous, Arlequin est un personnage issu de la commedia dell’arte, qui a beaucoup influencé Marivaux (importance des gestes et du dynamisme du jeu corporel ; importance des lazzis, ces plaisanteries vives, parfois improvisées, lancées par les bouffons ou les personnages ridicules…). Qu’est-ce qui témoigne de l’appartenance de l’Arlequin de Marivaux à cette tradition théâtrale, que vous n’hésiterez pas à rappeler ? Qu’est-ce qui témoigne de sa difficulté à s’inscrire pleinement dans un rôle qui repose sur l’élégance verbale et la délicatesse des gestes, celui de l’aristocrate galant ?
- Comment Cléanthis alterne-t-elle dans la scène les rôles de comédienne et de metteuse en scène ? Comment tente-t-elle de redresser la situation ?
- Prenez le temps de réfléchir à la façon ou aux façons dont vous pourriez dire ce texte, en particulier les répliques d’Arlequin. Appuyez-vous bien sûr sur les didascalies. Plusieurs choix sont possibles, essayez-les. Il n’est pas évident de savoir ce qu’il parvient à prendre au sérieux parmi les stéréotypes de la conversation galante. Marivaux parodie, c’est certain ; Arlequin sans doute aussi, mais il doit aussi tenir compte des attentes de Cléanthis.
Une nouvelle fois, je vous invite à manier habilement ce va-et-vient, dans l’analyse théâtrale, entre les deux plans d’énonciation : il y a ce que disent les personnages l’un à l’autre, et ce que dit le dramaturge aux spectateurs.
- Comment notre extrait se termine-t-il ?
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Prolongements, pour vos réflexions sur une ouverture par exemple
- Jouer sur le théâtre dans le théâtre n’est pas qu’un procédé d’écriture… théâtrale. La portée de cette scène, on l’a vu, est nettement subversive sur le plan social. Toute scène de théâtre dans le théâtre produit un effet paradoxal. Comme des personnages jouent des personnages, ils gagnent en vraisemblance, et la scène avec eux (puisqu’au second niveau, ils créent et partagent devant nous une fiction). C’est ce que la spécialiste Anne Ubersfeld a bien montré dans son ouvrage Lire le théâtre. C’est le cas ici : l’illusion théâtrale (le fait que le théâtre prétende imiter la réalité) fonctionne d’autant plus au premier niveau, qu’elle dysfonctionne au second : on croit vraiment en cette scène entre Cléanthis et Arlequin, parce que la scène qu’ils jouent n’est pas réussie : le valet se regarde jouer et ne parvient pas à se croire devenu maître. Ainsi, Marivaux, avec cette scène de théâtre dans le théâtre montre à quel point la conversation mondaine procède elle-même… de l’illusion de conversation.
- Vous pourriez revenir aussi à Beaumarchais. Marivaux le précède de plusieurs décennies. C’est déjà le siècle des Lumières, ce n’est pas encore le bouillonnement de la Révolution française à venir. Ainsi, Cléanthis cherche-t-elle l’émancipation par la parole ? Comment la comparer à Suzanne ? Comment comparer Arlequin à Figaro ?