Guide de relecture
Comment situer le texte ?
Lorsque vous présenterez Molière, je vous invite :
- à construire un propos efficace et solide, car vous êtes censés bien le connaître au terme de votre parcours en littérature, pour l’avoir croisé de nombreuses fois,
- et à éviter les généralités en même temps. Choisissez dans la présentation du dramaturge les éléments qui permettent d’opérer un zoom pertinent vers la pièce et l’extrait que nous avons travaillé.
Je rappellerai brièvement ici, mais vous compléterez ces repères, d’une part, que Molière, pour fustiger l’hypocrisie de son époque et répondre à ceux qui sont parvenus à faire interdire Le Tartuffe un an plus tôt, s’approprie en 1665 un personnage de théâtre déjà existant, le séducteur foudroyé Dom Juan, auquel il prête les traits et la langue mondaine des libertins de son époque ; d’autre part, que le dramaturge retravaille, pour faire la morale à ce “grand seigneur méchant homme”, le personnage du valet, Sganarelle. Le nom de ce personnage moliéresque circule dans plusieurs de ses œuvres, et renvoie probablement au verbe s’échapper en italien (“scappare”, d’où vient le “Scapin” des Fourberies). Le valet est celui qui doit ruser pour améliorer sa condition…
Enfin, pour situer la scène qui nous intéresse, pensez au fait qu’il s’agit de la scène 2 de l’acte I : le rideau est levé depuis peu, que s’agit-il pour Molière de nous faire découvrir ? Pourquoi confronter ainsi maître et valet, faire parler l’un et l’autre, au seuil de la pièce ? Pour mémoire, Dom Juan est entré en scène dans cette scène 2 ; Sganarelle discourait avec Gusman, valet d’Elvire, dans la première scène.
Proposition de synthèse
- C’est une scène qui fait partie de l’exposition : elle vise notamment à nous faire découvrir Dom Juan et la relation singulière qu’il a nouée avec son valet. Elle expose donc non seulement des personnages, mais aussi un rapport de force. C’est aussi une scène de comédie, avec deux personnages typiques du genre, et des effets comiques divers.
- La scène confronte deux points de vue sur la morale en amour, et de fait, sur la morale tout court. Sganarelle s’efforce de contourner l’autorité de son maître, pour critiquer sa conduite sans le blâmer ouvertement.
- Or cette situation dans laquelle il est mis, celle du raisonneur, de celui qui fait la morale, est singulière par rapport à son emploi. Il n’est certes ni le premier, ni le dernier valet à tenter de corriger son maître, loin de là. Mais il doit le faire en prenant position par rapport à la morale chrétienne, d’une part, et face à un maître dans l’art oratoire, qui domine la scène, d’autre part, et qui par contraste renvoie son serviteur à la faiblesse de son éloquence. Le valet joue donc ici une comédie dans la comédie qui donne à cette scène une portée à la fois comique et subversive.
Mouvements du texte
- Après la tirade de Dom Juan, Sganarelle formule de brèves et un peu vaines tentatives pour faire entendre son avis. Il se heurte au pouvoir de son maître, à sa propre crainte, et au verbe de son maître.
- Dans sa tirade, Sganarelle trouve un moyen de dire le fond de sa pensée : le jeu, le théâtre. Sans doute son maître n’est-il pas dupe - peut-être même s’amuse-t-il ? - mais les apparences sont sauves : sur le plan des relations sociales, le valet ne critique pas ouvertement le grand seigneur. Mais sur un plan théâtral, Molière tire de ce jeu avec l’implicite et l’imaginaire des effets comiques singuliers.
Au fil du texte
Sganarelle face à la morale et l’éloquence de son maître
- L’extrait commence à la fin d’une célèbre tirade de Dom Juan, dans laquelle il déploie son art de la parole pour défendre sa conception de l’amour, fondée sur le plaisir de l’infidélité. Observez le rôle des hyperboles et l’ampleur de ses phrases, et notamment celle de la dernière, dans laquelle vous reconnaîtrez une période (je vous invite à revenir sur le guide de relecture de ce texte de Montaigne pour revoir ce qu’est une période) : “Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et, comme Alexandre,
(fin de la protase, début de l'apodose)
je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.” En d’autres termes, Dom Juan est un beau parleur : il met sa parole en scène. Encore une fois, si vous souhaitez vous en tenir à un commentaire sur l’ampleur de la phrase, qui s’accompagne de tournures hyperboliques, vous le pouvez tout à fait dans le cadre de l’oral. - Dom Juan a pris son valet à témoin : pourquoi selon vous ?
- Comment interpréter la réplique de Sganarelle ? Admiration naïve ? Ironie ? Pensez quoi qu’il en soit à la liberté offerte ainsi au metteur en scène et au spectateur, que vous pouvez souligner ; d’autre part, songez que même si Sganarelle peut exprimer là étonnement et fascination pour son maître, Molière, quant à lui, est peut-être ironique à l’égard de son héros (et, de ce fait, des deux personnages à la fois).
Une nouvelle fois, tout texte théâtral procède de deux instances énonciatives : l’auteur et le personnage. De même, deux destinataires le reçoivent : les autres personnages, et le spectateur. L’essentiel par rapport à cette double énonciation et cette double destination du texte théâtral, c’est de saisir comme, par-dessus l’épaule des personnages, le dramaturge peut porter un discours singulier. Le jeu entre les deux textes est toujours intéressant à étudier.
- Lorsque Dom Juan redonne la parole à Sganarelle, est-ce pour avoir son avis ? Pour exposer son valet ridicule au jugement du public ? Pour simplement s’amuser ? Craint-il d’être contredit selon vous ?
- Comparez la longueur des répliques de l’un et de l’autre : traduisent-elles qui domine l’échange ?
- Sganarelle se trouve mis dans la position de ce qu’on appelle traditionnellement le raisonneur : celui des deux protagonistes qui, plus tempéré que son interlocuteur, l’incite à la sagesse. C’est le cas de Chrysalde dans L’École des femmes, ou de Philinte dans Le Misanthrope, par exemple. Peut-il assumer ce rôle ? Quel effet Molière produit-il en mettant le valet dans cette situation ?
Par parenthèse, ce qui est intéressant lorsqu’on songe au Mariage de Figaro, c’est qu’il manque précisément un raisonneur dans la comédie, ou plutôt que celui qui sans cesse doit s’opposer aux abus du Comte, c’est le valet lui-même ; or il ne le peut tout à fait, pour deux raisons : d’une part il est son serviteur (alors que Philinte est l’ami d’Alceste dans Le Misanthrope) ; d’autre part, il est directement concerné par les menées d’Almaviva.
- Relisez cette réplique de Sganarelle : “Ma foi ! j’ai à dire, et je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela.” Trouvez-vous le valet maladroit ou perspicace ?
- Comment Dom Juan conserve-t-il l’initiative du dialogue ? Observez notamment les types de phrases.
- Relisez cette réplique du valet : “Il est vrai. Je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m’en accommoderais assez, moi, s’il n’y avait point de mal ; mais, monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré, et…” : la première partie de la phrase est-elle à interpréter comme une concession dans le cadre d’un argumentaire que commence à déployer le serviteur, ou bien Sganarelle ressemble-t-il au fond à son maître ?
- En quoi la réplique de Dom Juan sur le “ciel” est-elle particulièrement subversive au XVIIe siècle (“le ciel” est une périphrase classique pour le mot “Dieu”, que l’on ne mettait pas dans le texte) ?
- Qu’est-ce qui pousse Sganarelle à changer de stratégie pour faire valoir son point de vue et tenter de corriger son maître ?
La tirade du valet
- En quoi le procédé de Sganarelle est-il habile ?
- Comment parvient-il à évoquer son maître en ne le désignant pas ? Observez le passage du singulier au pluriel, les temps de l’hypothèse (“si j’avais…, je lui dirais…”).
- Comment, à travers Sganarelle, Molière tourne-t-il en dérision une partie des “gens du monde” ? Que moque-t-il chez eux ? N’hésitez pas à vous poser, toujours, la question de l’efficacité d’une argumentation au théâtre : Dom Juan peut-il être sensible à ce discours de son valet ? Et, s’agissant de l’autre plan d’énonciation du texte, les spectateurs peuvent-ils se reconnaître, ou reconnaître leurs contemporains dans ce discours indirect de Molière ? Avec quel effet ?
- Observez la composition de cette phrase, par exemple : “pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités ?” Que remarquez-vous sur le plan de la construction ? Comment jugez-vous l’art oratoire de Sganarelle ici ?
- Dom Juan peut-il être dupe de ce discours déguisé ? Sinon, pourquoi laisser la parole à son valet ?
- Comment interpréter les parenthèses dans la tirade de Sganarelle ? En quoi fonctionnent-elles presque comme des didascalies ?
- Que suggèrent les points de suspension à la fin de la tirade ?
- Comment Dom Juan réaffirme-t-il son autorité à la fin de l’extrait ? La critique de Sganarelle a-t-elle eu le moindre effet sur lui ?
Prolongements
Une possibilité d’ouverture : exploitez votre travail de réécriture
Vous pourriez, en ouverture, élégamment revenir sur votre travail de réécriture, en expliquant comment, selon vous, une transposition de cette scène à l’époque de Beaumarchais vous a obligé à repenser les arguments du valet, son usage de la langue, et le rapport de force qui se noue entre les deux personnages dans la scène.
Molière et ses détracteurs
L’affaire du Tartuffe, en 1664, a montré la puissance des adversaires de Molière : le dramaturge fustigeait l’hypocrisie religieuse ; il est considéré et attaqué par ses détracteurs comme étant un “démon vêtu de chair et habillé en homme”. La tirade de Sganarelle dans la pièce suivante, Dom Juan, est aussi intéressante en ceci qu’il fait dire au valet des reproches qu’il subit lui-même, par exemple quand ce dernier profère les mots suivants : “c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent”. Le propos du bouffon fonctionne comme un boomerang.