Je reviens comme promis sur notre travail du jeudi 23 avril.


Retour sur les objectifs de notre séance à distance

Réfléchir à ce que nous dit la pièce de Jean-Claude Carrière, La controverse de Valladolid, c’est se donner chance d’avoir un aperçu des questions que se posaient les hommes du XVIe siècle, témoins et découvreurs des sociétés amérindiennes.

C’est aussi interroger et tenter de comprendre les choix d’un écrivain, à la fin du XXe siècle, qui entreprend de donner à voir, dans une pièce de théâtre, cet épisode de l’Histoire.

En somme, voilà quels étaient nos objectifs :

  1. Comprendre les questionnements et les positionnements des contemporains de la découverte du Nouveau Monde s’agissant de ces peuples inconnus et de ces cultures nouvelles.
  2. Comprendre ce qu’une œuvre contemporaine peut en dire.

Nous avons eu une première étape de travail jeudi 23. Je ne prolongerai pas trop la seconde, pour éviter tout risque d’ennui.


Notre point de départ : une question sur l’ambiguïté de Bartolomé de Las Casas

Avant de lire ce qui suit, soyez assuré d’avoir saisi l’essentiel sur Las Casas, au travers de la notice biographique que vous avez rédigée, de notre échange, et des extraits de la pièce que je vous ai proposés sur Pearltrees, notamment le dénouement, qui le voit s’insurger contre la décision de développer l’esclavage des Africains.

Nous sommes partis d’une question, comme on tire un fil. C’est une démarche qui peut déstabiliser, car dès lors, nous n’avons pas suivi une structure préétablie. Je suis vraiment désolé pour ceux que cela a pu gêner. Mais une lecture littéraire, souvent, n’est pas autre chose qu’un fil tiré et déroulé tout le long d’une pelote à découvrir. Et il est parfois fécond de procéder ainsi.

La question de Claire portait sur l’ambiguïté de Bartolomé de Las Casas, ardent défenseur des Indiens, dans la vie comme dans la pièce, qui cependant garde à son service un esclave noir trente ans après avoir renoncé aux esclaves indiens, et qui tente en sursaut une défense des Africains malheureusement vaine, et bien sûr pas aussi travaillée que celle des Indiens.

Cette question m’a amené à vous interroger sur le dénouement plus tôt que je ne l’avais prévu, étant entendu que, sur un plan historique, la question de l’esclavage n’avait pas été, en réalité, abordée à l’issue de la controverse : pourquoi J.-C. Carrière terminait-il sa pièce ainsi ? Avec quel effet souhaité ou produit sur le spectateur ?

Ce faisant, nous nous donnions chance d’éclairer ce dénouement sur plusieurs plans. La réflexion possible était en effet d’ordre à la fois psychologique et culturel (comprendre Las Casas), esthétique (comprendre le choix dramaturgique de J.-C. Carrière pour le dénouement) et éthique (comprendre la portée morale de ce choix). Que montre-t-on d’un homme célébré par les descendants des Amérindiens, connu pour avoir été leur ardent défenseur… sans l’idéaliser ? Comment met-on en scène un épisode historique comme cette controverse ? Que dit-on au spectateur de la fin du XXe siècle sur cette histoire du XVIe siècle ? En réécrivant l’Histoire, peut-on tout de même accéder à la vérité ? Comment termine-t-on une telle pièce ?

Telles étaient les implications de la question de votre camarade.

Je vous propose ici une réponse plus ramassée que le questionnement, comme souvent.


L’homme (aspects psychologique et culturel)

Premièrement, sur un plan psychologique et culturel, on sait donc grâce à ses écrits que Las Casas ne met pas les Africains sur un pied d’égalité avec les autres hommes (je m’appuie ici sur le travail de T. Todorov : je vous renvoie aux extraits de La conquête de l’Amérique). À le lire, il apparaît comme un homme de son temps, vivant dans cette Espagne de la Reconquista qui, après la défaite des Maures, voit en la découverte de l’Amérique un nouveau signe que Dieu est favorable aux catholiques. Ayons à l’esprit que le paradigme de l’époque est que l’Histoire s’écrit sous la plume de Dieu : ce qui arrive est donc nécessairement juste ; si les Africains sont depuis longtemps esclaves, de même que si les Maures ont été vaincus, c’est en somme que Dieu l’a voulu ainsi. Un homme de Dieu pourrait-il aisément questionner cela ?

Las Casas ne peut donc penser ni les Indiens, ni les Africains « en raison » contrairement à nous, qui depuis les Lumières faisons (ou devrions faire) de la raison l’instrument privilégié de notre lecture du monde et des autres. Mais position en faveur des Indiens, pour l’époque, dans la vie comme dans la pièce, est déjà très originale ! Comment comprendre cette exception à présent ?

On peut penser que n’ayant pas été témoin des exactions qui conduisent les Africains à l’esclavage, il n’est pas aussi sensible à leurs souffrances qu’il l’est à celles des Indiens, qu’il a vues « de ses yeux », comme le dit le personnage de la pièce. Voilà pour le plan psychologique et culturel.


Le personnage, le dénouement (aspect dramaturgique)

Cette relecture de l’homme, il est probable que Jean-Claude Carrière l’ait faite. Il a choisi, vous l’avez dit, de le mettre en scène dans son humanité et sa complexité. Une autre option, plus idéalisante, aurait sans doute moins rendu justice au dominicain, et amoindri la valeur de la pièce, peut- être. C’est ainsi que l’on peut comprendre le rôle de Las Casas à la fin, son repentir, et son impuissance à empêcher cette conséquence par lui imprévue : l’essor de l’esclavage des Africains.

Restons sur le plan dramaturgique (ce qui concerne l’écriture de la pièce) : nous l’avons moins dit, je l’ai évoqué brièvement : la pièce comme spectacle appelle une fin, tandis que la controverse historique n’a débouché sur aucune décision. Il y a donc une tension entre l’Histoire et l’œuvre qui la raconte. Pouvait-elle s’achever sur la victoire de Las Casas ? Pourquoi pas, mais un tel dénouement, manichéen, aurait pu manquer de force, voire de vraisemblance, pour ce qui est de la situation comme du caractère des personnages. De surcroît, elle n’est pas absolument éclatante dans les faits : ce choix n’aurait été ni fidèle historiquement, ni efficace dramaturgiquement.


La portée morale du dénouement (aspect éthique)

Par ailleurs, ce choix aurait passé sous silence ce que nous savons de la suite : effectivement, la moindre main-d’œuvre indienne est un facteur essentiel du développement de l’esclavage des Africains et du commerce triangulaire, bien que les déportations aient commencé dès le début du XVIe siècle. Gardons en tête que Jean-Claude Carrière met en scène une histoire pour des spectateurs de la fin du XXe siècle, pour qui que l’histoire ne s’est pas arrêtée là.

Il a donc choisi d’intégrer à la pièce cette terrible conclusion pour révéler ce dont, probablement, les acteurs historiques de la Controverse n’avaient pas pleinement conscience, à la fois pour proposer un dénouement imprévu et d’autant plus efficace, mais aussi, vous l’avez très bien dit, pour donner une portée plus grande à l’événement en mettant au jour le fond du questionnement, qui porte sur l’égalité entre les hommes, et qui doit donc concerner tous les hommes. De quoi nourrir la réflexion du spectateur tout en suscitant de fortes émotions. Ainsi le dénouement entend-il atteindre à une vérité sur l’homme et les enjeux profonds de la controverse tout en s’affranchissant nécessairement de la fidélité à l’Histoire.

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