Délimitations de l’extrait
De la réplique de Suzanne, « Antoine, regarde-moi (…) rien. » à « Je vais bien ».
Sur les enjeux de l’ensemble de la scène
Ici, je remets l'extrait en perspective avec tout le début de la scène ; vous ne pourriez tout reprendre, mais cela vous permet de vous replonger dans cet extrait avec le contexte en tête.
Rappelez-vous, ou réfléchissez, au moment de retravailler sur cette scène, aux enjeux pour Louis, pour les autres personnages, mais aussi pour le dramaturge, alors qu’il s’agit de préparer ce qu’au théâtre on appelle habituellement le dénouement.
Pensez à relire la scène précédente pour bien situer celle-ci : la scène 1 est un monologue de Louis qui annonce n’avoir pas dit ce pourquoi il était venu ; ce propos est donc postérieur à la scène qui suit. Voilà qui peut créer une attente très intéressante : alors que le spectateur jusque-là s’attend à ce que Louis parle, il découvre que ce ne sera pas le cas. Comment la pièce peut-elle bien se dénouer s’il demeure silencieux sur l’essentiel ? Que va-t-il dire ?
Pensez aussi aux personnages de la scène 2 : qui devrait (aurait dû ?) être le protagoniste, qui avait une révélation à faire ? Quel est finalement le personnage le plus important ? Quel effet cela produit-il in fine sur le spectateur ?
Je vous recommande enfin de relire la scène 1 de la première partie : la scène 2 reprend les mêmes personnages, et comme en miroir, elle est centrée sur le départ de Louis, quand la première était fondée sur sa venue. On peut d’ailleurs observer cet effet miroir à une échelle plus large : au Prologue, dans lequel Louis explique qu’il revient annoncer sa mort prochaine, répond le monologue de la scène 1 de la deuxième partie, dans lequel il dit repartir sans avoir parlé ; la scène du départ, je l’ai écrit ci-dessus, pose la question de l’au revoir, quand celle de l’arrivée soulevait le problème des retrouvailles.
Il vous suffit d’extraire de ces scènes une phrase qui vous semble représentative des enjeux énoncés ci-dessus pour construire une amorce, ou une ouverture intéressante.
Situation de l’extrait
- À l’instar de sa venue, le départ de Louis, semble-t-il tout aussi inexpliqué, a déclenché une nouvelle crise au sein de la famille, Suzanne désirant qu’il reste encore, Antoine proposant de le raccompagner.
- Les tentatives de calmer Antoine, et les mots à son encontre (“désagréable”, “un peu brutal”), n’ont fait qu’envenimer la situation, de sorte que ce qui s’apparentait à l’approche d’un dénouement a comme créé de nouveaux nœuds.
- Mais la colère d’Antoine, qui a focalisé l’attention de tous, semble alors retomber.
Lecture détaillée :
Angles de lecture possibles
Je ne suis pas revenu à cette pratique initiée en début d'année, qui consiste à vous faire expliciter quel angle de lecture nous pourrions, ou vous pourriez retenir pour présenter le texte lors de l'oral (juste après la lecture, je le rappelle). Mais vous avez eu, comme à chaque cours, l'occasion de réfléchir tout de même à ce qui vous apparaissait marquant dans la scène, à partir des interprétations de la Comédie-Française et des acteurs dirigés par Xavier Dolan (et aussi, bien sûr, des comédiens que nous avons vus au Théâtre de l'Épée de bois, dans la mise en scène de Jean-Charles Mouveaux). Je vous propose ici une sélection, non exhaustive, d'angles (ou projets de lecture) possibles.
- C’est une scène dans laquelle Antoine se justifie, après son explosion de colère.
- C’est une tirade par laquelle Antoine tente de changer le regard des autres : d’homme en colère, il devient un homme fatigué, victime de son frère Louis.
- C’est une tirade au cours de laquelle Antoine s’autorise à dire aux autres ce qu’il éprouve.
- Cette tirade s’apparente à la fois à un plaidoyer et à une prise de conscience.
- C’est une scène dans laquelle Antoine se libère à la fois d’un poids et du regard des autres.
- C’est une scène dans laquelle Antoine, qui jusque-là se taisait, s’ouvre et se révèle, alors que retombe sa colère.
- Cette tirade d’Antoine s’apparente à un plaidoyer et un réquisitoire à la fois (une défense et une accusation).
- C’est une scène qui renverse la situation : où l’on attendait Louis, c’est le personnage d’Antoine qui est au centre de l’attention.
- Antoine, qui se taisait jusque-là “pour donner l’exemple”, passe ici de la colère à l’analyse, du plaidoyer au réquisitoire, et se révèle au spectateur.
- C’est une scène dans laquelle le personnage d’Antoine se complexifie.
- …
Vous le voyez, ces angles de lecture ont pour but de donner à entendre, dès l'introduction, ce que vous avez retenu, ce qui oriente votre explication. Par là même, vous permettez à l'examinateur de mesurer si vous avez une vue d'ensemble, ou si vous préférez une interprétation globale pertinente de l'extrait. Ces formulations sont parfois seulement des variantes les unes des autres.
Composition de l’extrait
Ceci, je le rappelle, est une proposition. On peut très bien s'appuyer, de façon différente, sur les blancs qui marquent des interruptions pour délimiter autrement les étapes du discours d'Antoine. Mais ce que vous indique ici me semble plus simple à expliquer.
- Dans un premier temps, Antoine interroge sa « fatigue », et tente à travers ce mot, « fatigué », de se définir. Ce mouvement correspond à la première phrase ponctuée (il s’achève à “je n’ai jamais été autant fatigué de ma vie”).
- Puis le plaidoyer d’Antoine se poursuit, et tourne au réquisitoire (à l’accusation), ainsi qu’à la rectification : il récuse ainsi le terme « brutal » employé pour le qualifier. Tout ce mouvement est fondé sur le mot « juste », avec toute sa polysémie - entre justesse des mots et justice des conduites (jusqu’à « ce n’est pas exact »). Ce mouvement lui aussi s’achève par un point final.
- Comme pour illustrer son propos, Antoine rapporte un souvenir d’enfance représentatif et éclairant (jusqu’à « On ne peut pas m’accuser »). Ce troisième mouvement s’achève par un point final. On pourrait aussi voir le début de ce mouvement un peu plus haut (à « c’était soudain comme si avec toi »), après qu’Antoine a marqué une pause dans son discours ; mais cela me semble moins convaincant : la véritable inflexion correspond au récit qui illustre l’accusation (et la prise de conscience d’Antoine).
- Dans un quatrième et bref mouvement de clôture de l’extrait, s’exprime enfin un certain apaisement, à moins d’y voir, de la part d’Antoine, l’aboutissement d’une réflexion et d’une prise de conscience : il s’adresse à Catherine et à Suzanne, à tous peut-être. Il renvoie à Louis la responsabilité de son départ. Sa colère semble apaisée (vous aurez là aussi un travail interprétatif à faire).
Premier mouvement : Antoine se définit comme un « homme fatigué ».
Attention : pour ce mouvement comme pour les suivants, et pour toutes les lectures, ne dites surtout pas, à l'oral, sous forme statique, dans une phrase sans verbe conjugué : "Premier mouvement, la fatigue d'Antoine...". Si je mets ici des titres pour accompagner votre lecture, rappelons que l'oral consiste en la production d'un discours sur le texte, organisé, mais vivant. Je vous donne des exemples, ci-dessus, de la façon dont votre propos pourrait être construit.
L’ESSENTIEL
- Pensez à commenter, au cœur de ce début de tirade, le crescendo au travers duquel Antoine évoque son état, “fatigué”, et la polysémie du terme (de l’expression d’un état temporaire à une vision de soi). Vous songerez à insister sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement ou pas essentiellement d’une excuse, mais bien d’une explication, au service au fond d’une défense pro domo (Antoine se défend ; un plaidoyer pro domo, c’est un plaidoyer pour soi-même). Le terme “fatigué” se substitue à “brutal”, que récuse Antoine : comment ? Antoine n’est-il pas en train de se définir, de se révéler sous nos yeux ?
- Vous serez attentifs aux retours à la ligne et à ce qu’ils traduisent chez le personnage, ainsi qu’aux répétitions et aux références explicites à la difficulté de dire. Antoine est-il maladroit ? Bouleversé ?
- Antoine vous paraît-il touchant dans ce début de tirade ? Qu’est-ce que cela change, qu’il soit au centre de l’attention de la famille et des spectateurs ?
POUR AFFINER VOTRE LECTURE
- Quel changement s’opère chez Suzanne ? Associée à l’impératif, que suggère la répétition du prénom de son frère ? Rappelez-vous le fonctionnement des didascalies internes ; pensez à proposer, pourquoi pas, des mises en scènes possibles, ou à vous référez à ce que vous avez vous-mêmes vu.
- À quoi voit-on que la colère d’Antoine est retombée ? Quel mot remplace les termes « désagréable », « brutal » et « mal », employés plus haut ? En quoi ce terme est-il particulièrement riche de sens ? Renvoie-t-il à un état provisoire ou un état permanent ?
- Pensez à réfléchir à la gradation, qui passe de l’énoncé d’un état à celui d’une définition : « je suis fatigué (…) je suis toujours fatigué (…) je suis devenu un homme fatigué (…) je n’ai jamais été autant fatigué de ma vie ». Vous gagnerez à commenter les subtiles variations qui s’opèrent dans cette phrase (temps, adverbes…).
- Quels motifs (quelles raisons) Antoine évacue-t-il ?
- Pensez à montrer comment Antoine se singularise. Vous pouvez par exemple commenter la portée généralisante d’une partie de son propos (cf. le “on” et le présent de vérité générale : “on croit que…”). En quoi peut-on dire qu’Antoine parvient à affirmer une part de lui-même de façon plus nette que dans le reste de la pièce ?
Second mouvement : le plaidoyer se poursuit par la récusation du terme “brutal”, et se transforme bientôt en réquisitoire : Antoine prend en somme ses juges à partie.
L’ESSENTIEL
- Comment Antoine parvient-il à récuser le terme « brutal » ? Comment fait-il pour insister sur le refus de ce terme ?
- Montrez comment le plaidoyer se transforme déjà en accusation (en réquisitoire), avec le reproche sur le regard que l’on porte sur lui, la répétition du pronom “vous” (qui peut-il désigner ?), la façon dont les autres sont évoqués, dans un mouvement en expansion (comment l’interpréter ?). Commentez l’emploi du présent (“vous ne me regardez pas” : voir ci-dessous ma proposition de questionnement).
- Réfléchissez au rôle de la juxtaposition dans la tirade d’Antoine, mais aussi, et toujours, aux retours à la ligne ; à partir de “je ne suis pas un homme brutal”, il n’y en a plus : pourquoi cette phrase peut-elle enfin se déployer sans interruption ?
- Commenter le détachement d’une partie du texte, ou plutôt l’interruption du propos d’Antoine : pourquoi ce premier blanc (difficulté à dire ? reprise de souffle ? début d’une prise de conscience ?) Pensez au personnage à qui il s’adresse à ce moment précis, et à ce qui peut se passer sur scène entre les personnages à ce moment-là (voir ma proposition de questionnement ci-dessous).
- Montrez l’importance de l’adjectif “juste” et commentez sa polysémie. Je vous recommande de réfléchir au fait qu’à l’image de toute la tirade, ce mot fait partie d’un ensemble de termes associés en réseau : fatigué, brutal, méchant, mauvais, juste, exact.
POUR AFFINER VOTRE LECTURE
- Je vous invite à être attentif au retour du verbe « imaginer ». Que dit-il de la façon dont les personnages se pensent les uns les autres au sein de cette famille ?
- Réfléchissez au motif du regard : pourquoi parler de regard ? Peut-on faire un lien avec la question de l’abandon et donc avec Louis ?
- Pensez à commenter les adresses d’Antoine aux personnages, la répétition du pronom “vous” (quel effet produit-elle ? comment la proférer ? n’inclut-elle que les personnages ?), les didascalies internes qui suggèrent qu’Antoine se tourne tour à tour vers les uns et les autres, et que peut-être ceux-ci esquissent des gestes à son encontre. Qu’est-ce qui a changé dans leur rapport à Antoine par rapport aux premières minutes de la scène ?
- Comment interprétez-vous l’emploi du présent dans la phrase “vous ne me regardez pas” : faut-il y voir un présent d’énonciation (c’est-à-dire, rappelons-le, un présent qui réfère à la situation présente, au discours qu’Antoine est en train de tenir), et donc une didascalie interne (les autres membres de la famille, face à lui, ne le regarderaient pas au moment où il énonce cette tirade), ou un présent d’habitude (ils ne le regarderaient jamais), ce qui change aussi légèrement le sens du verbe regarder ?
- Pensez à interpréter l’attitude et l’état d’Antoine et des autres personnages au milieu de notre extrait, en vous appuyant sur les didascalies internes (« ça va maintenant » peut éventuellement en être une), le blanc qui interrompt le propos (signe de fatigue ? Reprise de souffle ? Hésitation ? Prise de conscience ?). N’hésitez pas à relever en tout cas tout ce qui exprime, dans ce mouvement, le début d’une prise de conscience, même si vous sautez quelques lignes puis revenez en arrière pour une autre analyse.
- Tout ce mouvement sert à la fois le plaidoyer pro domo d’Antoine, déjà engagé, et son réquisitoire contre Louis, à l’origine selon lui de cette situation. Antoine est devant ses juges : observez comme il nomme les uns et les autres dans un mouvement d’expansion. Mais le vocabulaire aussi joue un rôle important. Vous retrouverez le verbe accuser, mais surtout des adjectifs qu’Antoine profère, associe et interroge : méchant, mauvais, brutal, exact et surtout juste.
- Montrez comment, dans un deuxième temps, la tirade se déploie à partir d’une prise de conscience. Plusieurs indices en témoignent, notamment l’adverbe “soudain”.
- Comment interpréter le rapprochement que fait Antoine entre les termes « juste » et « exact » ? Pensez à prendre le temps de définir le terme “juste”. Songez à sa polysémie.
Troisième mouvement : Antoine raconte ensuite un souvenir, comme un exemple au service de son plaidoyer ; mais les épisodes qu’il rapporte prolongent aussi sa prise de conscience.
L’ESSENTIEL
- Vous commenterez bien sûr le souvenir d’Antoine et la façon dont il est rapporté, devant Louis et à Louis : attachez-vous aux changements de pronoms (Louis est désigné de plusieurs façons différentes, très révélatrices de la façon dont Antoine porte sa parole), au choix de l’imparfait (qui indique la fréquence de tels événements : quelle est-elle ?). Montrez comment, à la façon d’une parabole, ce souvenir éclaire le présent pour Antoine (et pour les autres personnages, ainsi que pour le spectateur), d’une forme de défense à une autre, d’une forme de brutalité à une autre. Commentez l’expression « se donnait le beau rôle » (voir ci-dessous).
- Vous reverrez qu’Antoine réfléchit au moment où il parle, et même que sa prise de conscience, sur la nature de ses relations avec Louis, est parachevée par le récit de ce souvenir. Soulignez pour ce faire le rôle de la parenthèse.
POUR AFFINER VOTRE LECTURE
- Attachez-vous à tout ce qui souligne qu’une prise de conscience s’opère. Ce peut être l’occasion de commenter encore le présent (d’énonciation), et le rôle des phrases entre parenthèses (paradoxalement très importantes dans le texte de Lagarce).
- En quoi peut-on dire du souvenir rapporté par Antoine qu’il est emblématique de sa relation avec Louis ? Pensez, bien sûr, à commenter le choix de l’imparfait. Dans la façon qu’a Antoine de le rapporter, soyez attentifs aux pronoms qui désignent ou incluent Louis. Que signifient les changements de pronoms ?
- « se donnait le beau rôle » : pensez à vous arrêter sur cette expression du langage courant… qui nous vient justement du théâtre. Toute la pièce est empreinte de théâtralité : Louis, déjà, s’est montré comme un metteur en scène (pensez à la scène 1 de cette partie). Que dit-elle, cette expression, de Louis, et du regard qu’Antoine porte sur lui ?
- Qu’est-ce qui malgré cette prise de conscience en marche, atteste du doute qui persiste chez Antoine ?
- Comment Antoine rapproche-t-il le souvenir d’enfance du moment qu’ils viennent de vivre ? Comment interprétez-vous cela ? Quel regard nouveau le lecteur - spectateur peut-il porter sur la question de la brutalité ici ?
- Ce mouvement opère une boucle sur lui-même en revenant à la question de la brutalité, de la défense et de l’accusation. Pensez à l’indiquer.
Quatrième et dernier mouvement : clôture du texte, sur l’expression d’un apaisement ?
L’ESSENTIEL
- Pensez à indiquer à qui Antoine s’adresse : Catherine dans un premier temps (« Ne lui dis pas de partir… »), et ensuite ?
- Pourquoi Antoine recommande-t-il de ne pas demander à Louis de partir ? En quoi cela est-il libérateur ?
- Comment dire la dernière phrase ? Pensez aux blancs.
POUR AFFINER VOTRE LECTURE
- Montrez comment la toute fin de la tirade clôt l’extrait en revenant au thème du départ. Qu’est-ce qui a changé ?
- Pourquoi est-il important qu’Antoine demande à Catherine de ne rien dire à Louis, de ne rien lui demander ?
- Comment interprétez-vous “Je vais bien” ? Comment le diriez-vous à voix haute ? Faut-il y voir une didascalie interne, qui suggérerait un geste de la part d’un des membres de la famille à l’égard d’Antoine ? À qui adresserait-il cette réplique, si vous étiez metteur en scène ? Pourquoi est-elle encadrée par des blancs ?