Un conseil en forme de précaution
Un premier rappel : la vidéo de la scène est disponible sur Pearltrees. Vous gagnerez aussi à (re)lire l’interview de Jean-Luc Lagarce à propos de sa mise en scène de la pièce.
L’essentiel de votre travail : avant le guide de relecture
Faut-il le répéter par ailleurs, ce guide, comme les autres, n'est qu'un outil de travail, et ce n'est pas le premier : fondez-vous avant tout sur nos cours, sur les réflexions que vous avez forgées juste après la lecture, et l'interprétation que nous avons construite en classe.
Pour cette scène, de nombreuses remarques très justes ont été formulées, notamment sur les points suivants :
- la volonté manifeste d’égarer le spectateur,
- le caractère factice du décor inspiré par les séries télévisées de l’époque,
- l’imprévisibilité des personnages,
- leur étonnement d’entendre des choses qu’ils savent déjà,
- la mort jamais correctement située, peut-être impossible à situer, de Bobby Watson,
- la levée des tabous,
- la mort du langage aussi…
Ainsi, vous approprier nos premiers échanges, revenir à la source de ce que vous avez pensé en regardant la vidéo et en lisant le texte, c’est vous donner des chances d’éviter les propos que tous les correcteurs ont déjà entendu mille fois sur Ionesco et sur La Cantatrice chauve ; c’est prendre de la distance avec des étiquettes toutes faites, comme l’expression “théâtre de l’absurde”, qui, sans être erronée, rappelons-le, était récusée par les auteurs qu’elle désignait (j’entends ici Beckett et Ionesco). Pensez à l’effet positif, au préjugé favorable à votre endroit que créera un propos liminaire authentique, nourri de votre découverte et de nos réflexions partagées.
Sur un plan pratique, faites attention, je ne peux, par économie, citer le texte systématiquement. Mais vous devrez le faire lors de l’oral.
Enfin, songez à tous les liens qu’il vous est possible de mettre au jour avec Juste la fin du monde. Et ne vous enfermez pas dans un réflexe scolaire consistant à dire, en une formule qui risque l’artificialité : “Nous pouvons faire le lien avec…”.
Il ne s'agit pas de faire le lien
. Il est question bien plutôt, à l’occasion d’un oral de Bac, demontrer votre esprit critique à l'œuvre, en train de réfléchir, de circuler entre les œuvres et les gestes
(du metteur en scène à l’écrivain),et pour cela de révéler un lien possible, souterrain, un questionnement, une obsession qui a revêtu des formes différentes dans la mise en scène de La Cantatrice... par Lagarce et dans l'écriture de sa pièce la plus connue.
Pour cela, identifiez un point commun ou une différence majeure, autrement dit d’un élément de comparaison entre les deux œuvres (l’image de la mort, le travail du langage, le caractère des personnages, l’illusion d’une famille unie, la critique du conformisme, l’ironie…) ; réfléchissez à ce que Jean-Luc Lagarce, le metteur en scène, a pu apporter au dramaturge qu’il était.
Proposition de synthèse
- Cette scène donne à voir et à entendre une conversation entre deux époux que Ionesco a voulu Anglais, à propos d’un ami décédé, Bobby Watson.
- Mais la conversation s’avère difficile à suivre. Temps, logique, caractère et identité des personnages : tout semble déréglé.
- Peut-être faut-il voir, par-delà l’humour noir et le délire verbal, des enjeux plus profonds qu’attendu : s’agit-il de tourner la mort en dérision et de tenir ainsi à distance la peur que l’on en a ? Ou bien de parodier les conversations qui suintent l’ennui entre deux époux bourgeois, qui n’ont plus rien à se raconter que les nouvelles du journal (quitte à inventer qu’elles s’y trouvent) ? Voyez-vous, quant à vous, ce que Lagarce y voyait, à savoir “une machine à jouer, une machine à faire du théâtre” (et à le défaire, pourrait-on dire, dans le même temps) ?
Pistes pour des angles de lecture
L’on peut songer au comique de la scène, au traitement étonnant de la mort, au déraillement de la logique, au mélange d’absurde et de satire des conventions sociales, à une scène métathéâtrale, en ouverture de cette “anti-pièce” (les personnages font mine de s’apprendre des informations qu’ils connaissent, le temps est déréglé)…
Rappelons-le, un angle, ou un projet de lecture, c'est une façon de mettre l'accent sur un certain nombre de points saillants, de notre point de vue, dans le texte. Cela donne de la cohérence et du relief à une explication ; cela témoigne aussi d'une lecture authentiquement personnelle, puisqu'énoncer un angle de lecture, ce n'est pas répondre à un automatisme méthodologique, mais bien dire, implicitement : de mon point de vue de lecteur (ou de spectateur), le cœur de cette scène, c'est...
Lecture détaillée
Trois mouvements composent l’extrait :
- M. Smith évoque la mort de Bobby Watson, ce qui donne lieu à un échange plein d’humour noir (de la part de Ionesco, pas des personnages), au sujet du défunt, “le plus joli cadavre de Grande-Bretagne”.
- Puis, à partir de “La pauvre Bobby”, à l’initiative de Mme Smith, la conversation prend un autre tour, centré sur la veuve et sur la confusion des identités.
- Enfin, à partir de la didascalie “La pendule cinq fois”, les deux époux évoquent le mariage à venir des Watson et la nécessité d’offrir un caduea de noces.
M. Smith amorce la conversation en annonçant la mort d’un personnage dont tous deux savent depuis longtemps qu’il est décédé.
- Prenez le temps de commenter la didascalie : que signifie tout ce silence ? Que dire du nombre de sonneries ? De la dernière phrase ? Quelle réflexion peut-on déjà construire, quand on sait le sous-titre de La Cantatrice chauve, “anti-pièce” ?
- Quel sens donner au premier mot de M. Smith : “Tiens” ?
- Mettez en évidence les premiers illogismes qui apparaissent.
- Comment la surprise des personnages s’exprime-t-elle ? Que chacun parle de l’étonnement de l’autre, quel effet cela a-t-il ?
- L’extrait est issu de la première scène de la pièce. Peut-on dire que Ionesco joue avec les attendus d’une scène d’exposition ? (Pensez aux liens possibles entre les connaissances dont disposent les personnages, et qu’il leur faut faire connaître, et l’étonnement que manifestent les deux époux Smith).
- Que dire du temps ? Feriez-vous ici un lien avec la didascalie liminaire ?
- Que dire de cette expression : “il était si bien conservé” ? Comment se trouve-t-elle détournée ?
- Ne serait-ce pas toute la conversation qui se construit “par association d’idées” ? Et si tel est le cas, qu’en penser ?
- Sur quoi l’humour noir repose-t-il dans la réplique sur “le plus joli cadavre…” (pensez aux figures d’opposition, à la ponctuation, aux détails crus…) ? Y êtes-vous sensible ? Comment percevez-vous, et même recevez-vous cette réplique (vous l’aurez compris : on peut, par moments, avec humilité, lier analyse et expression de sa sensibilité le jour de l’oral). Insisteriez-vous sur le comique, sur la noirceur, la surprenante levée du tabou qui pèse sur le corps, l’exorcisation, la banalisation de la mort ?… Rappelez-vous toujours : interpréter, c’est faire des choix, penser à la réception qui est la nôtre, l’expliquer, la justifier en analysant le texte…
La conversation passe ensuite du défunt à la veuve, ou du moins, on pourrait le croire : mais les identités ne sont pas aussi clairement définies.
- Que dire de l’échange entre les époux Smith, dans les toutes premières répliques de ce mouvement, autour de l’identité de la femme de Bobby Watson (de “La pauvre Bobby…” jusqu’à “c’est à sa femme que je pense”) ?
- Prenez le temps de déplier les contradictions qui composent la réplique de Mme Smith, et de montrer la progression des illogismes.
- Gardez à l’esprit la dimension métathéâtrale de la scène : les personnages continuent de se dire des choses qu’ils sont censés savoir, comme s’ils se les apprenaient l’un à l’autre. Vous n’êtes pas obligés d’y insister à chaque fois, mais je vous recommande de ne pas le perdre de vue, car cela participe de l’intérêt de cette scène, et de cette réplique de Mme Smith notamment.
- S’agissant de ce que savent les époux Smith de Mme veuve Bobby Watson, censément leur amie, ou une “connaissance” du moins (la connaissent-ils, l’ont-ils vue ?…), l’on peut réfléchir à des échos dans Juste la fin du monde (sur ce que les personnages savent, pensent, imaginent les uns des autres). Ces contradictions sont-elles seulement comiques de votre point de vue (on peut très bien répondre par l’affirmative) ? Ou suggèrent-elles quelque chose de plus profond, sur l’impossible connaissance des autres ?
- Que penser de la question de Mme Smith sur la beauté de la veuve ?
- Le portrait de Bobby Watson (la femme de…) par M. Smith doit sans doute beaucoup aux exemples pédagogiques découverts par Ionesco quand il tentait d’apprendre l’anglais, par la méthode Assimil, avec le maniement des adjectifs attributs, des oppositions, des superlatifs.
- Mais vous aurez soin de pointer là encore les contradictions.
- Que dire de l’information sur le métier de Bobby Watson ? À quelle question cette phrase est-elle censée répondre ?
Enfin, après une nouvelle sonnerie de pendule, la conversation prend un autre tour : les époux Smith se projettent vers le mariage du défunt avec la veuve Watson.
- Là encore, commentez la didascalie. Comparez le nombre de sonneries à celles qui sont mentionnées au début de l’extrait ; réfléchissez à ce que peut suggérer le “long temps” de silence entre les époux.
- Peut-on lier les sonneries de la pendule avec les incohérences des personnages dans les répliques qui suivent, à propos du mariage ?
- Mariage, cadeau de noces, emploi du futur et d’une tournure l’impersonnelle indiquant l’obligation (“Il faudra…”) : que donne à voir ici Ionesco ?
- Que pensez-vous de la dernière réplique de Mme Smith ? N’hésitez pas à revoir l’interprétation qu’en donnent les comédiens dirigés par Jean-Luc Lagarce (je pense au sourire approbateur de M. Smith). Quel regard Ionesco porte-t-il ici sur les conventions sociales ?
- Examinez la dernière didascalie : quel rôle la pendule semble-t-elle avoir ?