Avant de relire l’extrait
Pensez à revoir les origines des guerres picrocholines, racontées au chapitre 25 notamment. Rappelez-vous ce que nous avons pu dire du regard de Rabelais sur la guerre.
Délimitations de l’extrait
De “Ce disant mist bas son grand habit” à “on n’en peut saulver un seul brin”.
Synthèse
- C’est un texte comique qui repose sur le burlesque et la parodie. Alors que Gargantua s’humanise dans les chapitres précédents, le récit propose une nouvelle figure avec Frère Jean, qui en matière de démesure, prend le relais du personnage éponyme : il est gigantesque de force et de courage ; seul, il s’attaque en héros surhumain à l’armée de Picrochole.
Burlesque : vient de l’italien burlesco, « comique, plaisant ». Ce terme désigne un style reposant sur le contraste des tons. Par exemple, un poète peut faire parler des héros tragiques ou épiques comme des personnages de comédie. Ici, le moine devient un guerrier héroïque, qui empale ses adversaires avec une croix.
- Ce comique sert la parodie et la satire. Le combat parodie le récit épique typique des romans de l’époque, grâce au lexique de l’anatomie, qui sature le texte. Mais il s’agit aussi de faire la satire de la vie monastique et d’une pratique superstitieuse de la religion catholique (voir le texte sur la satire des prêtres par Érasme). Le texte repose sur un principe de renversement permanent : le moine ôte ses vêtements de religieux, combat avec une croix, n’a de pitié pour personne ; la vigne est sauvée, et par goût du vin (plus que par souci de la préservation du futur “sang du Christ” de l’eucharistie) ; les saints sont appelés en vain par les assaillants, avec une intruse au milieu d’eux…
- Par-delà la parodie du roman de chevalerie et la satire de la religion, c’est aussi un comique libérateur qui s’exprime dans ces folles pages : j’y ai moins insisté en cours. La guerre, la perpétuelle menace de la mort, et le personnage de Charles Quint inspiraient vraiment la peur à l’époque de Rabelais. Or ici le rire désamorce la peur. La mort, si fréquente à l’époque, est déréalisée par le récit chirurgical de la boucherie opérée par Frère Jean. Pour proposer une analogie éclairante, le critique Michael Screech compare le travail de Rabelais à celui de Chaplin par rapport à Hitler dans le film Le dictateur.
Composition de notre extrait
- Frère Jean se prépare, puis part au combat.
- Le moine joyeusement déchaîné défait vigoureusement ses adversaires, dans une bataille à la fois brutale et chirurgicale.
- Les hommes de Picrochole supplient différents saints, ainsi que la Vierge, dans une litanie inefficace et ridicule.
Lecture détaillée
Frère Jean se prépare, puis part au combat.
- Pensez à commenter le nom complet du moine : Frère Jean des Entommeures est par son nom destiné à hacher menu ses ennemis ; entommeures signifie “hachis” ; nous avons conservé le verbe entamer.
- Songez à commenter la métamorphose vestimentaire de Frère Jean (trois indications dans le texte réfèrent à ses vêtements). Bien sûr cette transformation du moine en guerrier revêt une dimension burlesque et comique.
- Mais tout se passe aussi comme si Rabelais avait choisi d’illustrer le fameux proverbe évoqué dans le Prologue : l’habit ne fait pas le moine. Mais par un malicieux renversement, ici, Frère Jean apparaît comme le seul “vrai moine”, et peu importe son vêtement : c’est sa volonté de sauver la vigne et son efficacité qui comptent (revoyez le début du chapitre et la prière sans fin, et sans effet, des moines réunis au chapitre, “ad capitulum capitulantes”). Il serait donc, paradoxalement, un anti-moine (par rapport à ceux de l’époque, que raille Rabelais) et un vrai serviteur de Dieu - ce qui explique sa force surhumaine.
- Songez à ce qu’il fait du bâton de la croix. Que dire, en somme, des attributs religieux ici (les vêtements, la croix) ?
- Une information sur le bois de cormier : c’est un bois très dur utilisé en ébénisterie (“bono bella cornus”, écrit Virgile dans L’Énéide : du bois bon pour la guerre ; Rabelais fait probablement référence à cette expression).
- Pourquoi des fleurs de lys ? Symboliquement, pour quel personnage Frère Jean combat-il ?
- Je rappelle la note qui figure dans l’édition GF au sujet de leur relatif effacement : il s’agirait d’une allusion au refus de François Ier de partir en croisade, c’est-à-dire d’obéir au Pape ; ce serait là la marque du gallicanisme de Rabelais (par gallicanisme, on entend la promotion d’une Eglise de France indépendante de Rome).
- Commentez le comportement et l’organisation de l’armée de Picrochole (vous pouvez vous référer au nom de ce roi). Attachez-vous aux énumérations et aux négations, qui servent la description et préparent, en contrepoint, le rétablissement (brutalement joyeux) de la situation par Frère Jean (n’hésitez pas à vous appuyer sur le titre du chapitre). Pensez aussi aux répétitions, qui rappellent ce que devraient faire ces hommes, et qui témoignent tant de leur attrait pour le vin (leur péché de gourmandise ?) que de la débandade dans la vigne : “Car les porteguydons et portenseignes avoient mys leurs guidons et enseignes l’orée des murs, les tabourineurs avoient defoncé leurs tabourins d’un cousté (…)”.
- Cette scène de chaos au beau milieu des vignes peut évoquer, pour les contemporains de Rabelais en particulier, le motif biblique de la vigne détruite, signe de la colère divine. Ce qui est intéressant ici, c’est que ce chapitre relate l’histoire d’une vigne sauvée, par un moine qui sert Dieu en combattant et qui punit les assaillants. Ce renversement est typique de l’œuvre : Rabelais joue non seulement du rire, mais aussi des symboles, pour faire réfléchir son lecteur.
- À quoi les hommes de Picrochole sont-ils comparés ? Sur quoi insisteriez-vous : la violence de Frère Jean ? Le travail de Rabelais pour exprimer cette violence, tout en évitant ce qu’aurait de choquante une mise en scène plus vraisemblable des victimes du moine ?
- En quoi l’expression “à vieille escrime” témoigne-t-elle de l’efficacité de Frère Jean ? Pensez aussi à la consécutive (“si rudement (…) qu’il les renversait (…).
Frère Jean défait vigoureusement ses adversaires, dans une bataille à la fois brutale et chirurgicale.
- Comment le déchaînement de violence de la part du moine s’exprime-t-il par la suite ? Pensez non seulement à l’énumération, aux parallélismes, au lexique de l’anatomie, mais aussi à la façon dont le récit mime l’accélération de l’action : Rabelais ne répète plus « es aultres » (aux autres), mais seulement les verbes et leurs compléments.
- Observez la construction des phrases par la suite, avec une circonstancielle de condition, puis la principale : sans entrer plus avant dans ce qui serait alors une analyse grammaticale, interprétez cette structure : que dit-elle de ce que fait Frère Jean ? De son action ?
- Pensez à réfléchir à l’effet de ce récit : comment percevez-vous cette scène de violence ? Peut-on tout imaginer de ce qui est raconté ? Voici quelques indices sur lesquels fonder votre réflexion : observez comment sont désignés les hommes de Picrochole (“aucun”, “quelqu’un” sont des pronoms indéfinis, par exemple ; pensez aussi aux comparaisons avec des porcs, plus haut, ou avec un chien : a-t-on l’impression que le moine combat des hommes ? Y a-t-il le moindre pathos ? La moindre effusion de sang ?) ; commentez bien sûr, sous cet angle, le lexique du corps humain, tantôt accessible, tantôt érudit - rappelons que Rabelais a étudié et enseigne la médecine à la même époque. Voyez aussi comme le récit revient au comique scatologique avec le motif de l’empalement… et à la provocation en même temps : c’est toujours avec le bâton de La Croix que combat Frère Jean !
- Prolongez l’interprétation : en quoi est-ce une parodie de roman de chevalerie ? Pensez à la position de héros qui est celle de Frère Jean, seul face à une armée, à son absence de pitié pour ses adversaires (voir le moment où il se permet de faire de l’humour devant une victime qui l’implore, en reprenant ses propos).
- Songez aussi à la dimension spectaculaire de l’extrait, produite par les effets d’accumulation et l’efficacité du moine au combat ; lisez aussi la phrase par laquelle le narrateur interpelle le lecteur, en mentionnant explicitement le terme « spectacle », avec une hyperbole.
- Est-ce là par ailleurs une sorte de délire verbal, de jeu littéraire, de scène fantaisiste, irréelle, comme le roman en comprend tant ? L’interpellation du lecteur, évoquée ci-dessus, témoigne du souhait de Rabelais de cultiver une forme de connivence avec lui, par l’humour.
- Faut-il voir là aussi une manière de conjurer par l’humour la peur de la guerre, fréquente à son époque ?
Les hommes de Picrochole supplient différents saints, ainsi que la Vierge, dans une litanie vaine et ridicule.
- Pour la parodie de litanie des saints, la translation moderne que je reprendrai dans le récapitulatif, notamment, ajoute des guillemets : comme c’est le cas depuis le début de l’œuvre (voir le chapitre qui porte sur les « Propos des bien ivres »), Rabelais crée une scène très vivante, où l’on entend les supplications des hommes de Picrochole.
- Ces dernières, en elles-mêmes, contrastent tellement avec la scène de barbarie inouïe d’où elles émergent, que c’en devient burlesque et donc comique.
- Mais le rire naît aussi des saints invoqués : Sainte-Barbe (qui protège les chrétiens contre la mort sans les derniers sacrements, la “mâle mort”), Saint-Georges (héros de la chrétienté qui a défait un dragon) : faites ou refaites les recherches nécessaires ; ces saints-là existent. Mais arrêtez-vous sur l’intruse issue d’une expression populaire, Saint-Nitouche, qui caractérise, pour s’en moquer, une femme qui feint la pudeur (« n’y touche pas »). Pourquoi cette mention selon vous ? Renforcement du burlesque par le contraste entre les saints et la dimension grivoise attachée à l’expression ? Allusion à la vaine demande de grâce des victimes, tournée en dérision ?…
- Assurément, cette intruse sert aussi à ôter tout leur sérieux aux autres saints. Rabelais rit et fait rire.
- Mais il formule aussi, implicitement, une critique à l’égard du culte des saints, quasiment perçu comme une forme de superstition, ou à tout le moins, comme un culte qui entrave la relation à Dieu (on n’est pas loin du propos de Sganarelle dans Dom Juan). Relevons qu’aucun de ces saints invoqués ne vient en aide aux victimes de Frère Jean.
- Je vous invite à analyser et interpréter pareillement l’évocation des figures de la Vierge (la série des « notre Dame de… ») : analysez la progression de l’énumération (des noms de lieux vers les noms communs) : là aussi, quelle critique se dégage de cette accumulation comique ?
- Dans un procédé inverse, Rabelais achève cette litanie par un retour à deux référents réels : Saint-Jacques et le Saint-Suaire de Chambéry, aujourd’hui conservé à Turin. Or, cette dernière relique, nous apprend le narrateur, brûlera trois mois après l’épisode de Seuillé. La deuxième partie de la phrase est intéressante à deux égards : elle ancre de façon réaliste cette histoire fantaisiste dans la réalité géographique et historique de l’époque ; surtout, sur un ton ironique (que vous penserez à travailler pour la lecture à voix haute), elle atteste de l’inauthenticité de la relique (qui n’a pas été préservée du feu). Là encore, que critique Rabelais ?
Un exemple d’ouverture - complément sur l’effet de bouclage au le début du chapitre
Je vous propose un bref complément, qui prolonge notre cours et excède les bornes du texte étudié.
En dépit du caractère foisonnant et parfois très oral de l’écriture (comme en témoigne le “Prologue”), le récit de Gargantua est très écrit, très composé par Rabelais. C’est ce que montre l’effet de bouclage suivant. Souvenez-vous : les hommes de Picrochole, à la fin de l’extrait, font appel à tous les saints ; cela fait écho au début du chapitre, quand les moines paniquent et ne savent littéralement à quel saint se vouer.
Ce remarquable travail de composition témoigne bien sûr de la réussite éclatante de Frère Jean (si on analyse ce bouclage au niveau de l’histoire : aux moines suppliants succèdent les assaillants punis), participe du burlesque (si l’on envisage cette clôture du texte du point de vue de l’effet comique des prières inutiles) et de la critique (typique de l’évangélisme) de l’inutile culte des saints (si l’on s’intéresse à la portée de l’extrait).