Voici une nouveau guide de relecture, pour relire et préparer une explication personnelle et convaincante de l’extrait de “Nuit blanche”, issu des des Vrilles de la vigne.


Sur Les Vrilles de la vigne

  • Refaites bien le point sur ce recueil ; rappelez-vous que l’association entre Sido et Les Vrilles… est quelque peu arbitraire, d’une part, et que ce dernier recueil est sensiblement plus ancien : les premiers textes datent des années 1900 et, après quelques parutions dans la presse, l’ensemble est publié pour la première fois en 1908.
  • Souvenez-vous le contexte des années 1905-1908 dans la vie professionnelle et dans la vie privée de Colette.
  • Si précoce soit ce recueil de textes publiés dans la presse, notamment La vie parisienne, Colette y était manifestement très attachée, comme en témoignent les remaniements successifs qu’elle lui a fait subir, jusqu’en 1949.
  • Rappelons-nous le caractère assez disparate du recueil : il s’ouvre sur un texte aux airs de conte allégorique, se poursuit avec ce que la tradition critique appelle des poèmes en prose, au nombre de trois, dédiés à Missy (“M…” pour être plus précis), avant de mettre en scène des amis, mais aussi des animaux dans de brefs textes, récits, dialogues, reportages… L’héritage journalistique est d’ailleurs sensible : on trouve des chroniques de la vie dans les coulisses du music-hall, ou au bord de la mer : alternent des textes où l’écrivaine paraît s’effacer, et d’autres nettement plus intimes. Mais je vous l’ai sans doute dit en cours : je trouve qu’il y a quelque chose d’émouvant à lire ces textes dans lesquels s’inventent et se cristallisent non pas le, mais les styles de Colette, qu’elle déploiera par la suite. Pour le dire plus objectivement, car nous aurons tous une appréciation différente de ces textes : tout se passe comme si Colette avait usé de la plus grande liberté possible, pour s’essayer à différents genres et types de textes narratifs.
  • Cependant, plusieurs facteurs contribuent à l’unité de l’ensemble : le style qui tend souvent vers la poésie, ainsi que, sur le plan thématique, l’importance de la contemplation, le regard sur le monde et sur les autres, le thème de l’apparence et de l’illusion (qui renvoie au tourbillon de la vie parisienne, au music-hall), la nostalgie de l’enfance (dans “Jour gris” comme dans “Printemps de la riviera”, par exemple), ou encore le fait qu’un certain nombre de textes soient adressés à un interlocuteur (pas toujours nommément désigné).

Trois textes dédiés à “M…”.

  • “Nuit blanche”
  • ” Jour gris”
  • “Le dernier feu”

Un simple mot pour rappeler que ces trois textes ont tous pour dédicataire “M…”, identifiable à l’amante de Colette, Missy (Mathilde de Morny de son vrai nom). Les deux premiers titres se font écho, ce qui témoigne du souci de composition de ces pages. La critique parle souvent de poèmes en prose pour ces textes, en raison de leur densité, des nombreuses images qui les émaillent, de passages parfois très musicaux, mais aussi de l’adresse lyrique à l’être aimé.

Rappelons que les deux femmes se sont produites ensemble dans la pièce Rêve d’Egypte, au Moulin Rouge, en janvier 1907 (en réalité, Missy s’est produite à la demande de Colette). Colette, en momie, est réveillée par un égyptologue amoureux, joué par Missy. Leur baiser fait habilement scandale.


“Nuit blanche”

  • Pensez à commenter le titre : par-delà l’expression passée dans la langue courante, s’opère un contraste évident entre les deux termes qui le composent.
  • Nous avons pu le dire en classe : la tension visible dans le titre, nous pouvons la retrouver dans le texte.

Pour situer l’extrait

“Nuit blanche” s’ouvre sur la célébration du lit des deux amantes - bien que le lecteur ignore l’identité de l’être aimé jusqu’à la toute fin du texte. Il nous fait donc entrer, avec une grande poésie, dans l’intimité du couple. Nous avons vu aussi, en cours, en particulier en 1A, la dimension très ambivalente de ce début, dans lequel la symbolique de la mort occupe une place significative.

La description du lit cède ensuite la place à l’évocation d’une “insomnie heureuse” (“Reçois-nous ce soir, ô notre lit… Je gis sans mouvement… Comme mon cœur bat !”). Notre extrait porte sur la venue de l’aube.


Vers un angle de lecture

  • L’expression “insomnie heureuse”, au début de “Nuit blanche”, peut vous servir à formuler un angle de lecture intéressant. Mais est-elle si heureuse que cela ?
  • Songez aux multiples tensions qui composent le texte : entre la nuit et le jour, le désir de dormir et l’insomnie, le sommeil feint et le sommeil véritable, l’abandon auprès du corps de l’autre, et le désir amoureux qui va croissant, l’inquiétude et la paix, l’anxiété et le jeu, l’amour dans toute ses dimensions, et les rôles qu’endossent les amantes l’une pour l’autre, la pudeur et la sensualité qui caractérisent l’évocation de l’amour entre les deux femmes…

Je m’adresse ici aux 1A, en particulier : de très stimulantes hypothèses ont été formulées en cours. Mais là où en 1B, l’érotisme de la page a en définitive dominé notre lecture, avec vous, l’ambivalence du début du texte a été déterminante dans notre analyse. Elle était fondée sur divers passages : le “linceul voluptueux, ce vallon pas plus large qu’une tombe”, dans lequel l’autrice-narratrice dit plus loin gésir “sans mouvement”, d’un sommeil qui rappelle la mort, avant qu’elle ne s’exclame : “Comme mon cœur bat !”.

Les signes renvoyant à la mort sont néanmoins plus discrets dans notre extrait. Tout l’enjeu, si vous souhaitez tout de même faire sentir cette dimension, plus nette, donc, au début de “Nuit blanche” que dans notre page, sans trahir cette dernière, c’est-à-dire sans en déformer le sens, sera de mettre l’accent intelligemment sur les angoisses que l’on peut déceler dans ces fragments : “J’entends bourdonner mon sang” ; “tout mon corps s’abandonne, détendu” ; “l’exorcisme souverain qui chasse de moi les démons de la fièvre, de l’inquiétude”. Angoisses que préparait, sans doute, le lien étrange entre amour et mort, Eros et Thanatos, dans la toute première page.


Mouvements du texte

Vous l’avez bien vu, le mouvement général du texte dessine une progression vers l’aube, d’une part, et vers l’étreinte amoureuse, d’autre part. Trois paragraphes composent cette progression.

  1. Le premier dépeint les prémices de l’aube, sur fond d’insomnie inquiète et nerveuse, d’une part, et d’amour partagé en silence, d’autre part.
  2. L’auteur se projette ensuite vers la venue prochaine l’aube. La tension et le désir montent, crescendo.
  3. Enfin, le troisième paragraphe évoque, toujours au futur, le réveil feint par l’amante, et fait coïncider la venue du jour avec l’étreinte charnelle, synonyme de délivrance. Mais la note finale est ambiguë.

Lecture au plus près du texte : interprétation et analyse

Dans le premier paragraphe, le jour approche et les deux amantes feignent un dernier sommeil - selon Colette. Mais “l’insomnie heureuse” de la narratrice semble aussi marquée par l’excitation et l’inquiétude.

  • Que dire de l’exclamation initiale ?
  • Comment interpréter la première phrase ? Mise en relief de l’insomnie ? De l’amour ? Vous pouvez vous aider de l’évocation du bourdonnement du sang, et un peu plus bas encore, de la “fièvre” dont l’autrice prétend que son amante, faussement endormie, l’ “épie”.
  • Je vous invite à être attentifs à la façon dont l’écriture mime la pensée vagabonde de l’insomniaque ; quel temps est employé pour cela ? Quel rôle, à ce titre, jouent l’exclamation, les interrogations, le vrai-faux dialogue ?
  • Dans la même veine, on peut parler d’une écriture intimiste : en ce début de texte, l’écriture de Colette (adresse à “M.”, emploi du présent d’énonciation ou présenter d’actualité) est comme une façon de feindre la saisie sur le vif de cette fin de nuit. Le style, pour le dire autrement, donne l’illusion d’une mise par écrit immédiate des sensations et des émotions (or, Colette n’est pas en train d’écrire dans ce lit).
  • Quelle réponse la narratrice apporte-t-elle à la question qu’elle se pose ? Par quels moyens tente-t-elle de retrouver ses repères ? Que dire de son sang qui peut-être bourdonne ? (Beaucoup de réponses sont possibles, de l’acuité des sens à la question du désir, en passant par la sensation de la vie, qui lutterait contre l’abandon du corps.)
  • Attachez-vous aussi au dehors : quelle image du monde alentour ce paragraphe développe-t-il ?

  • Dans le même paragraphe, la narratrice s’adresse à l’être aimé, identifiable à la dédicataire dont nous pouvons avec certitude affirmer l’identité.
  • Je vous invite à observer le jeu de questions-réponses. Comment l’interpréter ? Qui répond ?
  • Que dire de la longueur des phrases, que suggère-t-elle (quant à l’état de l’autrice) ?
  • Quelle comparaison Colette fait-elle pour caractériser les cils, si elle approchait sa joue de celle de son amante ? Qu’en pensez-vous ? De quelle nature est la captivité évoquée ?
  • Quelle représentation de l’amante le texte offre-t-il ?
  • Parleriez-vous de célébration de ce couple et de cet amour ? Que dire de l’union ici mise en scène ? Pensez à commenter l’expression « étrange pudeur sentimentale », à réfléchir à cette insistance sur le sommeil feint de part et d’autre. (Le motif de la “pudeur sentimentale” n’est pas sans rappeler, au sein de la famille de Colette, ce qu’elle appelait, évoquant l’air heureux affiché par tous, leur “suprême et mutuelle politesse” : qu’en pensez-vous ?). Beaucoup de choses ont été dites en cours sur ce passage (amour qui se passe de mots, connivence, jeu…).
  • Comment le paragraphe se termine-t-il : abandon, paix, ou montée du désir ? Observez bien la composition de la phrase, la ponctuation également ; lorsque vous lirez le texte, ayez soin d’infléchir votre intonation après le tiret, qui marque un changement, une correction (rappelons qu’il n’est pas nécessaire : le point-virgule aurait suffi à ponctuer la phrase).
  • Soyez toujours l’oreille aux aguets, pour entendre les cadences dans les phrases de Colette : “Tout mon corps s’abandonne, détendu”, écrit-elle : je vous invite à sentir pleinement le rythme impulsé ici, grâce aux groupes de trois syllabes, et à le mettre en relation avec le sens littéral : l’affirmation d’un abandon.
  • Pensez à commenter l’articulation entre le sujet et le verbe ici : « nos pensées s’aiment discrètement ». Est-ce le bon sujet pour ce verbe, ou le bon verbe pour ce sujet ? Quelles significations possibles ? Pour le dire plus clairement, cette phrase ne jette-t-elle pas un voile “d’étrange pudeur sentimentale” sur ce que sont ces pensées, en train de s’aimer ?

Dans le deuxième paragraphe, la narratrice se projette vers l’aube, en même temps que le désir croît.

  • Le texte revient au monde en éveil. Comment ? Faites le lien avec la façon dont vous aurez caractérisé le monde extérieur dans votre lecture du premier paragraphe.
  • Quel rôle les points de suspension jouent-ils ? Pour les interpréter, donnez sens à cette expression : « Encore quelques minutes… ». Pensez aussi à la signification du futur : exprime-t-il seulement l’heure à venir ?
  • Comment la narratrice évoque-t-elle l’être aimé ? Je vous invite à commenter l’énumération. L’image de “M…” se précise : comment la caractériseriez-vous ? Cherchez l’intrus, comme on dit. C’est l’occasion de se rappeler que Colette, si elle réinvente parfois le réel, ou l’enchante pour mieux le célébrer, n’occulte pas les nuances, voire les discordances. Au contraire.
  • J’ajoute une hypothèse que, je crois, nous n’avons pas faite en cours, à savoir que l’énumération par laquelle Colette dresse un portrait nuancé de son amante (et dont vous aurez noté qu’il est assez peu sexualisé, sauf pour la mention de la bouche), rappelle, en poésie, le genre du blason : poème par lequel on loue l’être aimé en célébrant une partie de son corps. Je vous renvoie au célèbre blason des yeux de Gala écrit par Éluard (« La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur… ») ou aux blasons du célèbre poète Maurice Scève (XVIe siècle : c’est un contemporain de Rabelais).
  • Je vous invite à noter le procédé d’emphase que l’on appelle une phrase clivée (retenez au moins la tournure emphatique) : “C’est l’heure où…”. Pourquoi cette insistance sur l’heure en question ? De quoi est-ce “l’heure” en réalité pour Colette ?
  • Que peut signifier : “ma fatigue, mon insomnie énervée ne pourront plus se taire ?”
  • En fin de paragraphe, on lit une nouvelle fois un détour par l’animalisation : que pensez-vous de la “ruade sournoise” ? Comment interprétez-vous les “talons méchants” ? Est-ce vraiment méchanceté ?
  • À quoi renvoie selon vous la fièvre (cf. le “lit enfiévré”) ? Est-ce le même sens que la première occurrence du mot fièvre plus haut ? Colette a ici recours à deux figures de style (et même trois si l’on prend en compte la personnification du lit) : le polyptote (l’adjectif “enfiévré” reprend le nom “fièvre” : c’est une variation sur un même terme) et l’hypallage (n. f. : cette figure lie syntaxiquement un mot à un autre, alors qu’il se rattache sémantiquement et logiquement à un autre terme : ce n’est pas le lit qui est enfiévré, mais bien entendu les corps des amantes, du moins celui de Colette telle qu’elle se met en scène).

Vers l’étreinte amoureuse : la narratrice se projette vers le lever du jour ; le texte se clôt sur une délivrance ambiguë.

  • N’y passons pas trop de temps : mais constatons peut-être que le dernier paragraphe, contrairement aux deux précédents, ne fait plus référence, en son tout début, à l’aube : l’heure de l’amour prend le pas sur le lever du jour. Il n’en est question qu’un peu plus loin.
  • Le sommeil était feint (nous dit Colette) : qu’en est-il du réveil qu’elle imagine (je le répète, au futur, presque un futur d’espérance, autant que d’affirmation) ?
  • Pourquoi une exclamation ?
  • Quel effet vous semblent avoir les répétitions du terme “alors” ?
  • Quelle image la fin du texte donne-t-elle de chacune des deux femmes ? De leur lien ? N’hésitez pas à chercher des indices dans l’avant-dernière phrase aussi (je pense par exemple au “bercement” des bras). Comment interprétez-vous l’expression “me réfugier en toi” ? Quelle nuance le motif du refuge ajoute-t-elle à celle de l’abri, évoquée dans le premier paragraphe ?
  • Le texte opère un retour au bruit de la rue : relisez le début pour mesurer le travail réalisé sur la composition de l’extrait.
  • Que pensez-vous des “crispations qui maudiront le jour venu” et de la “nuit si longue à finir” ? (Observez aussi l’hypallage au passage : ce ne sont évidemment pas les crispations qui maudissent quoi que ce soit). Que suggère cette énumération quant à l’attitude de Colette ?
  • Observez bien la phrase qui commence par “Car”, et qui amorce donc une explication, ainsi que la résolution du texte. Je vous invite à mesurer la façon dont elle est construite : les multiples sujets, les propositions subordonnées et les énumérations lui donnent une certaine ampleur et de mettre ainsi en relief ce qui y est dit ; les points de suspension manifestent le caractère en expansion de cette phrase. Mais c’est aussi affaire de rythme : observez les changements (groupes longs, groupes courts) : que miment-ils ? Quelle attente se trouve ici comblée ?
  • Quels mots, quelles expressions Colette choisit-elle pour évoquer l’amour charnel ? Comment les caractériseriez-vous ? Observez et commentez la variation de cette proposition : « tu m’accorderas la volupté ».
  • Quelle image de cet acte d’amour se dégage du texte ? Que pensez-vous de son effet, celui d’un « secours », d’un « exorcisme souverain » ? À quel domaine ces termes appartiennent-ils ? S’agit-il seulement d’amour charnel, en somme ? Que conjurent en somme ces deux femmes dans ce moment d’amour, d’après l’autrice ?
  • Je repense ici au travail d’interprétation fait en 1A, auquel je faisais référence plus haut : ce désir de communion charnelle ne répond-il pas à des « démons » et des inquiétudes qui seraient liés à la peur de l’abandon ? Le terme abandon pourrait bien avoir une double face : abandon et détente du corps contre celui de l’aimée ; angoisse sourde de la mort, du lit vu comme un linceul au seuil du texte, où ne logerait qu’un seul corps, comme si la narratrice devait se retrouver seule (ce dont cette insomnie pourrait bien lui donner l’illusion).
  • Quelles découvertes la fin du texte offre-t-il ? Pensez à l’effet de chute que prolongent les points de suspension.

Prolongements

  • Je vous invite à découvrir l’article du Magazine littéraire intitulé Missy, le spectre de Colette : un texte très intéressant sur Missy et sa relation avec l’écrivaine (numéro 568, 2016).
  • Vous pourriez évoquer la question de la figure maternelle de Sido, bien sûr, à l’issue de votre travail.
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