Voici le guide de relecture consacré à la page dans laquelle Colette revient notamment sur la blessure de guerre de son père.


Éléments pour situer le texte

  • De brefs rappels : le père de Colette a été blessé au cours de la campagne d’Italie, en 1859. Il est mort en 1905 ; Colette écrit les pages des trois parties de Sido à la fin des années 20.
  • Je vous renvoie à nos réflexions liminaires sur le titre « Le Capitaine », à mettre en regard de Sido.
  • Rappelons aussi une évidence que l’on pourrait ne plus voir : “Colette”, c’est devenu la signature de l’autrice.
  • Le texte intitulé « Le Capitaine » s’ouvre et est bâti sur l’affirmation et le regret de la méconnaissance de son père par Colette : vous relirez avec intérêt la première et la dernière phrase du premier volet de cette partie consacrée au père de l’écrivaine. On peut, à partir de là, s’interroger : l’enjeu de ces pages ne serait-il pas, non seulement d’évoquer le père, d’en faire ressurgir le souvenir, de le célébrer peut-être, mais aussi de le redécouvrir, de faire, par l’écriture, plus ample connaissance avec lui ? D’écrire au fond, un texte de reconnaissance, dans tous les sens du terme ? Si “Sido” fait l’objet, nous avons pu le dire, et l’enfance de Colette avec elle, d’une forme de mythification, en sera-t-il de même du père à l’occasion de cette évocation ?
  • Notre extrait, plus particulièrement, suit le récit d’une promenade familiale et bucolique, près d’un étang : ce que Colette appelle, en un néologisme empreint d’une discrète autodérision quant à ce rituel, le « dimanche-aux-champs ». La famille revient au village natal de l’écrivaine en voiture.

Projet de lecture

Je vous renvoie à notre travail et à vos notes ; le prisme de lecture que nous avons adopté à partir de la lecture du titre, « Le Capitaine » (une distance à réduire ? une méconnaissance à combler ? une redécouverte à faire ?), peut évidemment vous aider à nouveau à lire cet extrait.


Mouvements de l’extrait

Une fois n’est pas coutume, cet extrait, composé de trois paragraphes, offre une organisation très lisible, moins fondue que pour les autres textes que nous avons étudiés. Les jointures s’opèrent cependant de façon très efficace, en particulier grâce à la reprise de l’adverbe “amèrement”, comme nous l’avons vu.

  1. L’extrait s’ouvre sur le récit du retour au village ; le père fredonne, mais déjà ce premier paragraphe est ambivalent.
  2. Le passé laisse la place à l’époque de l’écriture ; l’évocation du père, à la méditation sur sa blessure tant physique qu’intérieure.
  3. Après le propos sur la mort, Colette revient à la vie de son père, celle d’avant Sido : est-ce une rêverie ? Un déploiement de l’imaginaire destiné à combler les vides, comme cela a très bien été dit en cours ? Un hommage plein de cette lucidité que l’âge permet d’acquérir ?

Lecture au plus près du texte

Le retour de promenade est raconté dans toute son ambivalence.

  • Quel est le temps dominant ? Pourquoi ce choix (songez aux valeurs de ce temps, c’est-à-dire aux significations qu’il véhicule) ?
  • Vous prendrez soin de commenter l’image de la queue de paon. Elle peut s’interpréter en deux temps : que suggère-t-elle quant à cette journée en famille ? Que révélera-t-elle, plus tard, rétrospectivement, lorsque l’on aura compris ce que peut signifier le “fredon défensif” du père ? Les hypothèses que vous pourriez formuler pour interpréter plus en profondeur cette image peuvent être données plus tard dans votre explication, comme si vous mimiez le dévoilement progressif du sens, à mesure que vous développez votre propos. C’est le conseil que je vous donnerais. Mais rien n’empêche un petit effet d’annonce habilement construit !
  • Ajoutons un point à propos de la roue que fait le paon : pourquoi un tel geste de la part de l’oiseau ? Quelle comparaison possible avec le père de Colette ? Pensez à l’expression “rayonnant d’insolence amoureuse”, qui figure plus loin dans le texte.
  • Prenez le temps d’interpréter le curieux « fredon défensif » du père : que s’agit-il de défendre, de protéger, et de quoi ? N’hésitez pas à relire, en amont de notre extrait, le très beau passage sur le refus de la pitié (“la suprême offense, c’est la pitié”) : il pourrait vous offrir une clé de lecture efficace, et une ouverture non moins intéressante.
  • Quelle vision Colette donne-t-elle de l’atmosphère qui règne entre les membres de la famille ? Le texte nous plonge-t-il dans ce moment passé, ou bien au contraire, perçoit-on le recul qu’offre le temps à l’écrivaine ? Le cas échéant, grâce à quoi ? Je précise que la construction verbale “avoir l’air”, mais aussi le complément “sans doute” relèvent de ce qu’on appelle la modalisation, c’est-à-dire l’ensemble des procédés qui permettent, en s’exprimant, de dire à quel point l’on adhère à ce que l’on dit. Autrement dit, l’adulte introduit une distance que l’enfant ne percevait pas, ou pas tout à fait.
  • Comment interpréter cet “air heureux” ? Cette “suprême et mutuelle politesse” ? À l’égard de qui chacun en fait-il preuve ? Songez aussi à interpréter le “nous” (cela a été bien fait en 1A : Colette ici ne dit pas je).
  • Je vous invite à relire la très musicale et très lyrique évocation de la tombée du soir (voyez le rythme : comptez les syllabes ; voyez les assonances). Qu’en dit Colette ? Quel sens donne-t-elle à ce ciel ? Pourquoi pose-t-elle une question, et est-ce d’ailleurs pleinement une question ?
  • Comment le père est-il désigné et mis en scène dans la dernière phrase du premier paragraphe ? Analysez bien les mots choisis, à comparer à la première mention du père. Diriez-vous que l’écrivaine prend de la distance avec ce père déjà méconnu dans l’enfance, par cette désignation ? Ou bien que le temps lui permet au contraire de le considérer non plus seulement comme père, mais comme “un homme”, avec son existence propre, qui échappe à ceux qui l’entourent ?
  • Que dire de l’adjectif “banni” ? Comment interprétez-vous la riche et très ouverte métaphore “banni des éléments qui l’avaient jadis porté” ? (Songez que, lecteurs, nous connaissons déjà les faits : Colette a rapporté l’épisode de Melegnano quelques pages plus haut).
  • Quel sens donner au verbe “rêver” dans la phrase : “Un homme (…) rêvait amèrement…” ? Ne négligez pas la ponctuation, bien sûr : cette ponctuation et l’adverbe colorent ce verbe “rêver” d’une façon particulière, qu’en pensez-vous ?

L’extrait connaît ensuite une inflexion (un changement) : le récit du souvenir des promenades laisse la place à une méditation ; le passé, au présent de l’écriture.

  • Quel effet produit l’anadiplose, c’est-à-dire la reprise, en début de phrase, du dernier mot de la précédente, “amèrement” ?
  • Le tiret met réellement fin au régime narratif (au récit proprement dit du souvenir), plus encore que le nouvel alinéa, qui y contribuait déjà : Colette à présent commente son récit. On peut même se demander si ce tiret (qui s’interprète souvent comme un marqueur de correction, particulièrement chez Colette) ne mime pas la prise de conscience qui s’opérerait en même temps que le texte est écrit.
  • Pensez à souligner l’importance de l’adverbe « Maintenant », et du temps employé : attention, c’est bien un présent d’énonciation (ou d’actualité, c’est-à-dire un présent qui renvoie au moment où le texte est énoncé, donc, ici, écrit).
  • Mais la phrase suivante dit autre chose, et le présent qui y est employé revêt une toute autre valeur : laquelle ? Quelle portée donne-t-il à la phrase ? Quels autres éléments participent de cet effet ? Songez à ce que cette phrase aurait pu être ; réécrivons-la telle que Colette a choisi de ne pas l’écrire : “Il a fallu du temps à mon père pour prendre sa vraie forme en moi”. Le texte se limite-t-il à évoquer le père de l’écrivaine ?
  • Le tiret après “Il meurt” semble indiquer une nouvelle correction du propos (ou bien de nouveau, et cela peut aller de pair, une prise de conscience), comme si “il mûrit” était une formule plus juste pour “il meurt”.
  • Vous aurez, au passage, noté le processus en trois temps, comme figurant un cycle naturel, ainsi que la paronomase qui rapproche mourir de mûrir. Je rappelle que la paronomase consiste à rapprocher deux termes grâce à leur ressemblance sur le plan des sons. Ainsi, Colette crée un lien logique entre deux verbes dont le sens est pourtant très différent.
  • Comment interpréteriez-vous le verbe “se fixer” ?
  • Que pensez-vous du recours au discours direct dans la phrase suivante ? Qui parle ? Comment interprétez-vous l’adverbe “Enfin”, les points de suspension qui le suivent, puis l’aveu : “Je ne t’avais pas compris” ?
  • Je ne saurais trop vous inviter à souligner la dimension lyrique du texte - bien que pour l’aspect musical, il faille surtout revenir au triptyque des trois verbes plus haut. Sur le lyrisme, si besoin, relisez le guide de relecture consacré à la page extraite du Journal à rebours.
  • Vous aurez à dire, bien sûr, la révélation que contient ce paragraphe ; mais ne répétez pas trop le texte (Colette se rend compte que…) ; privilégiez l’analyse à la paraphrase, et pour cela soyez attentifs au fait que tout le chapitre consacré au père tendait vers cette révélation, et que le paragraphe lui-même est tout entier tendu vers cette découverte. C’est même le cœur de notre page : une remarque sur cette composition sera bienvenue (souvenir de la voiture avec la “queue de paon”, “fredon défensif” inexpliqué, apparence de bonheur, inscription de cette scène familiale dans un tableau lui-même grave jusque dans le ciel, prise de recul encore, avec un retour méditatif au moment de l’écriture, pour percer le secret longtemps voilé du père).
  • À l’échelle de la phrase, le même souci de composition est manifeste : je vous laisse observer et commenter la place, dans la phrase, de l’expression : « la tristesse profonde des amputés ». Elle n’apparaît pas immédiatement : Colette emploie une périphrase (un détour) : “ce que ma jeunesse me cachait autrefois”, puis deux points pour signaler une explication à venir, laquelle s’appuie sur une antithèse que je vous invite à observer.
  • Allons plus loin : la phrase est construite en deux temps, avec une première partie, d’intonation montante, jusqu’aux deux points, et une seconde, après les deux points, descendante, qui coïncide avec la révélation. Ajoutons qu’en français, la fin des mots, des groupes et des phrases est accentuée : autrement dit, en disposant un mot ou un groupe à la fin d’une phrase, on fait entendre que là réside l’essentiel de ce qu’on dit.
  • Vous aurez repéré la façon dont Colette souligne les paradoxes qui caractérisent son père. Peut-être peut-on formuler des hypothèses quant aux sentiments filiaux, ici, à partir des adjectifs choisis (“brillant”, “allègre”).
  • L’avant-dernière phrase est intéressante elle aussi : même avec les contraintes de la concordance des temps, Colette aurait pu, voire aurait dû choisir l’indicatif pour le verbe manquer (puisqu’il lui manquait réellement une jambe) : on attendrait plutôt “Nous n’avions pas conscience qu’il lui manquait…”. Or, elle préfère le subjonctif (“manquât”), qui renvoie à l’irréel : comment pouvez-vous interpréter ce choix ?
  • Et quel sens donnez-vous à la question qui clôt le paragraphe ? Qu’exprime-t-elle ? Plus simplement, qu’aurait été, selon Colette, la réaction des membres de la famille dans la situation qu’elle évoque ?

Le texte s’achève, à propos du père, sur l’évocation, voire l’invention de la vie “d’avant” Sido.

  • Pensez à souligner ce que Colette dit dans la première phrase : quel point de vue adopte-t-elle ? Quel rôle la négation exceptive (ou restrictive) joue-t-elle ? De nouveau, soyez attentifs aux contrastes, très révélateurs de la personnalité du père - telle que Colette la donne à voir en tout cas : rappelons-nous toujours que le texte, fortement autobiographique, n’est pas forcément fidèle au réel (et ne prétend pas l’être).
  • Comment interprétez-vous en particulier l’expression « (rayonnant d’) insolence amoureuse » ? À quel égard, cette insolence ? Cela peut renvoyer au bannissement plus haut évoqué.
  • Quel nom Colette donne-t-elle à l’époque qui a précédé le mariage de ses parents ? Qu’est-ce que cela dit de cette union aux yeux de l’écrivaine, et peut-être de l’enfant qu’elle était ?
  • Quel sens donnez-vous à l’énumération de ce que le père a été ? Rappelez-vous, au passage, que Saint-Cyr est une prestigieuse école de formation des officiers. Pourquoi évoquer la danse, dans cette expression que vous gagnerez à commenter : “beau danseur” ? Observez la longueur croissante des groupes de cette énumération.
  • Comment Colette souligne-t-elle la force physique de son père ? Vous serez attentifs à la comparaison opérée, typique de ce que nous avons déjà rencontré dans d’autres textes de l’écrivaine : chez elle, la nature environnante est toujours un prisme efficace pour lire le monde et les hommes. Quel sens donner à cette très riche comparaison ? Poursuivez bien votre lecture jusqu’au terme “hachoir”. Comment interpréter cette image ?
  • Ce que la mère “ignorait”, peut-on dire que Colette le sait ? Le texte est sans doute écrit à la croisée de deux entreprises de l’écrivaine : mieux connaître son père par le truchement de ceux qui l’ont mieux connu qu’elle ; imaginer pour combler les manques.
  • Notez encore les contrastes qui permettent de dessiner la figure paternelle à la fin de l’extrait (“ce mutilé avait pu courir…”).
  • Par-delà les paradoxes, quelle logique implicite relie la mutilation à la vitalité et au courage du père (cf. le passage : “courir à la rencontre de tous les risques”) ?
  • Colette reprend une troisième et dernière fois l’adverbe “amèrement” : quel rôle, par ses trois occurrences, joue-t-il sur le plan de la construction du texte ?
  • Arrêtez-vous un instant sur la métaphore “le plus ailé de lui-même” (que personnellement je trouve très belle). Et pensez à l’interpréter, bien sûr : qu’a-t-il d’ailé, ou qu’est-ce qui lui donne des ailes, pour le dire autrement ? Mais attention aux effets de myopie : ne l’isolez pas trop longtemps de la suite, car elle prend tout son intérêt avec la circonstancielle qui la suit : “lorsqu’assis (…) il restait…”. Comment interprétez-vous cette contradiction entre “ailé” et “assis” ? Quel intérêt y avait-il pour Colette à organiser la phrase en commençant par l’image des ailes, puis en la corrigeant avec la subordonnée “lorsqu’assis… il restait” ?
  • Faites un sort, de nouveau, à l’imparfait : ne s’agit-il que du temps de l’habitude ici ? Ou bien Colette tente-t-elle, en choisissant ce temps, de “fixer” à son tour une image, des traits définitifs et affinés de son père, en conférant à une telle scène une épaisseur temporelle particulière ? Ou bien encore, s’agit-il d’exprimer de la mélancolie ? Ou… de l’admiration ?
  • Vous avez observé en cours le bouclage textuel qu’opère l’évocation de la “chanson suave”, qui relaie (ou prolonge ?) le “fredon défensif” : l’expression a-t-elle le même sens ? Pourquoi cette évolution ? Attention, rien n'autorise à penser qu'il s'agisse du même chant. La "chanson suave", chantée assis, Colette peut très bien avoir entendu son père l'entonner en d'autres moments que le fameux retour de promenade. Mais peu importe : l'imparfait a notamment pour effet d'arracher cette scène amoureuse au temps, de l'isoler comme on prend une photographie, si vous me permettez cette analogie.
  • Pourquoi conclure l’extrait sur le nom de la mère, entre guillemets ? Que Colette met-elle en scène avec cette dernière phrase ?

Prolongements

Je vous laisse réfléchir à un prolongement efficace ; parcourir l’ensemble de cette partie, « Le Capitaine », vous donnera sans doute de multiples pistes aussi intéressantes les unes que les autres. J’ai par ailleurs proposé un complément sur Pearltrees.

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